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LA REVUE DE PARIS

devant Sébastopol ; il est probable qu’il y en a eu ; mais, j’avoue, pour ma part, n’en avoir vu aucune pendant mon séjour en Crimée. C’est à Ramis-Tchiflik que j’ai vu les premières. Elles étaient deux, bien jeunes encore, à mon avis, pour exercer un pareil métier ; elles voyaient et entendaient des choses qui auraient fait fuir bien d’autres filles et même des femmes ; mais elles avaient dû être initiées dans leur école particulière à toutes ces choses, car elles n’en rougissaient guère et parlaient très librement avec les infirmiers, comme avec les médecins. C’étaient, comme moi, deux volontaires, deux braves filles, le cœur sur la main ; elles étaient aussi bonnes que jolies. J’ai connu plus tard bien des sœurs blanches et même des noires : je n’en ai jamais vu d’aussi bonnes que ces deux charmantes filles. J’ai du reste remarqué que les plus belles d’entre elles étaient aussi les meilleures.

Je ne trouvais pas le temps long dans cette ambulance; je n’étais plus soldat, j’étais un vrai facteur de la poste. Cependant les arrivages de lettres avaient beaucoup diminué. On avait fini par mettre au rebut toutes les lettres aux noms inconnus et raturés. Il y avait là, cependant, des centaines et des milliers de francs égarés, car toutes ces lettres renfermaient des mandats…

Le temps avait marché très vite pour moi ; nous étions déjà arrivés à la fin de mars sans que je m’en sois aperçu. La paix n’était pas encore signée. Mon régiment était toujours à Baïdar, faisant de la culture et du jardinage. Les diplomates ne s’ennuyaient pas à Paris. On continuait d’envoyer des troupes en Crimée ; c’était sans doute pour qu’on vît quelques soldats rentrer en France après la conclusion de la paix, afin qu’on ne pût pas dire que tous avaient été enfouis sous les ruines de Sébastopol. Nous voyions quelquefois, par hasard, quelques journaux français, impérialistes bien entendu : tous les autres avaient été supprimés. Ces journaux ne tarissaient pas d’éloges sur l’armée d’Orient, sur sa bravoure, sa bonne tenue et sa franche gaieté gauloise, disant qu’elle était du reste bien nourrie, bien couchée et bien habillée ; enfin rien ne lui manquait que la misère. Ces journaux voulaient sans doute parler de l’armée anglaise.