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RÉFLEXIONS

SUR L’HISTOIRE,

ET SUR LES DIFFÉRENTES MANIÈRES DE L’ÉCRIRE[1].





Lhistoire, dit un ancien, plaît toujours de quelque manière qu’elle soit écrite. Cette proposition, quoique avancée par un ancien, et répétée, suivant l’usage, par trente échos modernes, pourrait bien n’être pas plus vraie. Il est sans doute des lecteurs qui ne sont difficiles ni sur le fond ni sur le style de l’histoire ; ce sont ceux dont l’âme froide et sans ressorts, plus sujette au désœuvrement qu’à l’ennui, n’a besoin ni d’être remuée, ni d’être instruite, mais seulement d’être assez occupée pour jouir en paix de son existence, ou plutôt, si on peut parler ainsi, pour la dépenser sans s’en apercevoir. Ils se repaissent de ce qui s’est passé avant eux, à peu près comme la partie oisive du peuple se repaît de ce qui arrive autour d’elle. Le commun des lecteurs met à l’histoire la même espèce de curiosité avec aussi peu d’intérêt ; cette occupation les fait vivre sans dégoût et sans fatigue tout à la fois, parce qu’elle les délivre de l’embarras d’être, sans leur donner celui de penser. L’histoire vraie ou fausse, bien ou mal écrite, est donc l’aliment naturel de cette multitude, trop nulle pour entreprendre de méditer, trop vaine pour se réduire à végéter, mais qui par bonheur pour elle n’est pas ennemie de la lecture. C’est à elle seule que l’histoire plaît toujours, sous quelque forme qu’on la lui présente ; les lecteurs qui pensent ne sont ni si avides ni si indulgents.

Il est même des philosophes de mauvaise humeur, qui dédaignent absolument ce genre de connaissances ; comme si pour l’ordinaire leur métaphysique et leurs systèmes leur apprenaient quelque chose de mieux, et à nous aussi. Mallebranche retranchait impitoyablement de ses lectures tout ce qui n’était qu’historique ; il craignait que cette occupation, selon lui vide et stérile, ne dérobât quelques instants à ses méditations profondes, dont tout le fruit cependant fut de lui persuader qu’il voyait tout en Dieu, et qu’il y avait de petits tourbillons. Mais la philosophie,

  1. Ces Réflexions, très applaudies à la lecture, n’ont pas perdu à l’impression.