Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/46

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qu’on nomme de Port-Royal, parce qu’ils en furent les auteurs, l’excellente logique appelée du même nom, les racines grecques, de savantes grammaires pour les langues grecque, latine, italienne et espagnole ; telles étaient les productions de cette société respectable et libre. L’illustre Racine avait été leur élève, et avait conservé, ainsi que Despréaux son ami, les plus intimes liaisons avec eux ; leurs ouvrages sur la religion et sur la morale étaient lus et estimés de toute la France ; et par le style mâle et correct dans lequel ils étaient écrits, avaient le plus contribué, après les Provinciales, à la perfection de notre langue, tandis que les Jésuites ne comptaient encore parmi leurs écrivains français que des Barris et des Garrasses. Quel dommage que ces écrivains de Port-Royal, ces hommes d’un mérite si supérieur, aient perdu tant d’esprit et de temps à de controverses ridicules sur la doctrine bonne ou mauvaise de Jansénius, sur les discussions creuses et interminables du libre arbitre et de la grâce, et sur l’importante question de savoir si cinq propositions inintelligibles sont dans un livre que personne ne lit ? Tourmentés, emprisonnés, exilés pour ces vaines disputes, et sans cesse occupés à défendre une cause si futile, combien d’années la philosophie et les lettres ont à regretter dans leur vie ? Que de lumières n’auraient-ils pas ajoutées à celles dont ils avaient déjà éclairé leur siècle, s’ils n’avaient été entraînés par ces malheureuses et pitoyables distractions, si indignes d’occuper des hommes comme eux ? Osons-en dire davantage, au risque de nous écarter un moment de notre sujet. La raison peut-elle s’empêcher de verser des larmes amères, quand elle voit combien les querelles, si souvent excitées dans le sein du christianisme, ont enfoui de talents utiles ; combien de siècles ces misérables et scandaleuses contestations ont fait perdre à l’esprit humain ; et combien de génies, faits pour découvrir de nouvelles vérités, ont employé, au grand regret de la vraie religion, tout ce qu’ils avaient de sagacité et de lumières, à soutenir ou accréditer des absurdités anciennes ? Lorsqu’on parcourt, dans la vaste bibliothèque du roi, la première salle, immense par son étendue, et qu’on la trouve destinée dans sa plus grande partie à la collection sans nombre des commentateurs les plus visionnaires de l’Écriture, des écrivains polémiques sur les questions les plus vides de sens, des théologiens scolastiques de toute espèce, enfin de tant d’ouvrages d’où il n’y a pas à tirer une seule page de vérité, peut-on s’empêcher de s’écrier avec douleur ; ut quid perditio hæc ? (à quoi bon cette perte ?) Encore l’humanité n’aurait été que médiocrement à plaindre, si tous ces objets frivoles et absurdes, ces bagatelles sacrées,