Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/47

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comme les appelle un célèbre magistrat[1], n’avaient abouti qu’à des injures, et n’avaient pas fait répandre des flots de sang. Mais fermons les yeux sur ces tristes objets, et faisons seulement une autre réflexion aussi consolante qu’humiliante pour l’esprit humain. Comment est-il possible que la même espèce d’êtres qui a inventé l’art d’écrire, l’arithmétique, l’astronomie, l’algèbre, la chimie, l’horlogerie, la fabrique des étoffes, tant de choses enfin dignes d’admiration dans les arts mécaniques et libéraux, aient inventé la philosophie et la théologie scolastique, l’astrologie judiciaire, le concours concomitant, la grâce versatile et congrue, la délectation victorieuse, les accidents absolus, et tant d’autres inepties, qui feraient interdire par autorité de justice celui qui les imaginerait aujourd’hui pour la première fois ? Platon définissait l’homme, un animal à deux pieds sans plumes. Quelque ridicule que cette définition paraisse, il était peut-être difficile, les lumières de la religion mises à part, de caractériser autrement l’indéfinissable espèce humaine, qui d’un côté semble par des chefs-d’œuvre de génie s’être approchée des intelligences célestes, et de l’autre par mille traits incroyables de sottise et d’atrocité, s’être mise au niveau des animaux les plus stupides et les plus féroces. Quand on mesure l’intervalle de Scot à Newton, ou plutôt des ouvrages de Scot à ceux de Newton, faut-il dire avec Térence : homo homini quid prœstat (qu’il y a de distance entre un homme et un autre) ? Ou faut-il seulement attribuer cette distance immense à la différence énorme des siècles, et penser avec douleur que ce docteur subtil et absurde qui a tant écrit de chimères admirées de ses contemporains, eût peut-être été Newton dans un siècle plus éclairé ? Qu’on pèse bien toutes ces réflexions, qu’on y ajoute la lecture de l’histoire ecclésiastique, ces fastes de la vertu de quelques hommes, et de l’imbécile méchanceté de tant d’autres, qu’on voie dans cette histoire les usurpations sans nombre de la puissance spirituelle ; les brigandages et les violences exercées sous le prétexte de la religion ; tant de guerres sanglantes, tant de persécutions atroces, tant d’assassinats commis au nom d’un Dieu qui les abhorre, et on aura à peu près le catalogue exact des avantages que les disputes du christianisme ont apportés aux hommes.

Pour en revenir aux Jésuites, la nomination du P. Le Tellier à la place de confesseur de Louis XIV, leur fournit l’occasion d’exercer pleinement leur vengeance. Cet homme ardent et inflexible, haï de ses confrères même qu’il gouvernait avec une verge de fer, fit boire aux jansénistes jusqu’à la lie, suivant sa

  1. De La Chalotais, dans son Essai sur l’Éducation.