Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/67

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Le roi, au milieu de toute cette procédure, avait consulté sur l’institut des Jésuites, les évêques qui étaient à Paris : environ quarante d’entre eux, soit persuasion, soit politique, avaient fait les plus grands éloges et de l’institut et de la société ; six avaient été d’avis de modifier les constitutions à certains égards ; un seul, l’évêque de Soissons, avait déclaré l’institut et l’ordre également détestables. On prétendait que ce prélat, si sévère ou si vrai, avait des sujets de plainte personnels et très graves contre les Jésuites, qui dans une occasion délicate l’avaient joué, compromis et sacrifié. Outré de dépit, à ce qu’ils disaient, et voulant se venger d’eux, cet évêque s’était fait janséniste, et déclaré chef d’un parti qui n’avait plus de tête et bientôt plus de membres. Malheureusement pour les Jésuites, le prélat qu’ils cherchaient à décrier était d’une réputation intacte sur la religion, la probité et les mœurs ; il assura, sans détour, que les parlements avaient raison et qu’on ne pouvait trop tôt se défaire d’une compagnie également funeste à la religion et à l’État.

Néanmoins la pluralité des évêques étant favorable à la conservation des Jésuites, le roi, pour déférer à leur avis, rendit un édit dont l’objet était de les laisser subsister en modifiant à plusieurs égards leurs constitutions. Cet édit, porté au parlement pour être enregistré, y trouva une opposition générale ; on y fit de fortes remontrances ; et ces remontrances eurent plus de succès que ne pouvait attendre le parlement même. Le roi sans y rien répondre retira son édit.

Dans cette situation, la Martinique qui avait déjà été si funeste à ces pères, en occasionnant le procès qu’ils avaient perdu, précipita leur ruine par une circonstance singulière. On reçut à la fin de mars 1762, la triste nouvelle de la prise de cette colonie ; cette prise, si importante pour les Anglais, faisait tort de plusieurs millions à notre commerce ; la prudence du gouvernement voulut prévenir les plaintes qu’une si grande perte devait causer dans le public. On imagina, pour faire diversion, de fournir aux Français un autre objet d’entretien ; comme autrefois Alcibiade avait imaginé de faire couper la queue à son chien pour empêcher les Athéniens de parler d’affaires plus sérieuses. On déclara donc au principal du collège des Jésuites qu’il ne leur restait plus qu’à obéir au parlement et à cesser leurs leçons au ier. avril 1762. Depuis cette époque, les collèges de la société furent fermés, et elle commença sérieusement à désespérer de sa fortune ; enfin le 6 août 1762, ce jour si désiré du public, arriva ; l’institut fut condamné par le parlement d’une voix unanime, sans aucune opposition de la part de l’autorité souveraine ; les vœux furent déclarés abusifs ; les Jésuites sécularisés et dis-