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LES PAMPAS.

28 septembre. — Nous traversons la petite ville de Luxan, où l’on passe la rivière sur un pont en bois, luxe inusité dans ce pays. Nous traversons aussi Areco. Les plaines semblent absolument de niveau. Mais il n’en est rien, car l’horizon est plus éloigné en certains endroits. Les estancias sont fort distantes les unes des autres ; il y a, en effet, fort peu de bons pâturages, le sol étant presque partout recouvert par une sorte de trèfle acre ou par le chardon géant. Cette dernière plante, si bien connue depuis l’admirable description qu’en a faite Sir F. Head, n’était encore, dans cette saison de l’année, parvenue qu’aux deux tiers de sa hauteur ; dans quelques endroits les chardons s’élèvent jusqu’à la croupe de mon cheval, dans d’autres ils ne sont pas encore sortis de terre, et le sol est alors aussi nu, aussi poussiéreux qu’il peut l’être sur nos grandes routes. Les tiges vert brillant donnent au paysage l’aspect d’une forêt en miniature. Dès que les chardons ont atteint toute leur hauteur, les plaines qu’ils recouvrent deviennent absolument impénétrables, sauf par quelques sentiers, vrai labyrinthe, connu des voleurs seuls, qui les habitent en cette saison, et qui s’élancent de là pour piller et assassiner les voyageurs. Je demandais un jour dans une habitation : « Y a-t-il beaucoup de voleurs ? » On me répondit, sans que je comprisse bien d’abord la portée de la réponse : « Les chardons n’ont pas encore poussé. » Presque rien d’intéressant à observer dans les parages qu’ont envahis les chardons, car peu d’animaux ou d’oiseaux les habitent, sauf toutefois la Viscache et son ami le petit hibou.

On sait que la Viscache[1] constitue un des traits caractéristiques de la zoologie des Pampas. Dans le sud elle s’étend jusqu’au rio Negro, par 41 degrés de latitude, mais pas au delà. Elle ne peut, comme l’agouti, vivre dans les plaines caillouteuses et désertes de la Patagonie ; elle préfère un sol argileux ou sablonneux, qui produit une végétation différente et plus abondante. Auprès de Mendoza, au pied de la Cordillère, elle habite à peu près les mêmes régions qu’une espèce alpestre fort voisine. Circonstance curieuse pour la distribution géographique de cet animal, on ne l’a jamais vu, heureusement d’ailleurs pour les habitants du Banda oriental, à l’est de

  1. La Viscache (Lagostomus trichodactylus) ressemble quelque peu à un gros lapin, mais ses dents sont plus grosses et sa queue plus longue. Toutefois, comme l’agouti, elle n’a que trois doigts aux pattes de derrière. Depuis quelques années, on exporte sa peau en Angleterre à cause de sa fourrure.