Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/28

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si tu voulais te fixer ici suivant mon souhait, mais je ne voudrais pas tremper dans tes infortunes en favorisant ton éloignement. N’as-tu pas l’exemple de ton frère aîné, auprès de qui j’usai autrefois des mêmes instances pour le dissuader d’aller à la guerre des Pays-Bas, instances qui ne purent l’emporter sur ses jeunes désirs le poussant à se jeter dans l’armée, où il trouva la mort. Je ne cesserai jamais de prier pour toi, toutefois j’oserais te prédire, si tu faisais ce coup de tête, que Dieu ne te bénirait point, et que, dans l’avenir, manquant de toute assistance, tu aurais toute la latitude de réfléchir sur le mépris de mes conseils. »

Je remarquai vers la dernière partie de ce discours, qui était véritablement prophétique, quoique je ne suppose pas que mon père en ait eu le sentiment ; je remarquai, dis-je, que des larmes coulaient abondamment sur sa face, surtout lorsqu’il me parla de la perte de mon frère, et qu’il était si ému, en me prédisant que j’aurais tout le loisir de me repentir, sans avoir personne pour m’assister, qu’il s’arrêta court, puis ajouta : — « J’ai le cœur trop plein, je ne saurais t’en dire davantage. »

Je fus sincèrement touché de cette exhortation ; au reste, pouvait-il en être autrement ? Je résolus donc de ne plus penser à aller au loin, mais à m’établir chez nous selon le désir de mon père. Hélas ! en peu de jours tout cela s’évanouit, et bref, pour prévenir des nouvelles importunités paternelles, quelques semaines après je me déterminai à m’enfuir. Néanmoins, je ne fis rien à la hâte comme m’y poussait ma première ardeur, mais un jour que ma mère me parut un peu plus gaie que de coutume, je la pris à part et lui dis : — « Je suis tellement préoccupé du désir irrésistible de courir le monde, que je ne pourrais rien embrasser avec assez de résolution pour y réussir ; mon