Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/366

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mot, mais il devint sérieux et triste. Je lui demandai ce qu’il avait. Il me répondit ainsi : — « Pourquoi vous colère avec Vendredi ? Quoi moi fait ? » — Je le priai de s’expliquer et lui protestai que je n’étais point du tout en colère. — « Pas colère ! pas colère ! reprit-il en répétant ces mots plusieurs fois ; pourquoi envoyer Vendredi loin chez ma nation ? » — « Pourquoi !… Mais ne m’as-tu pas dit que tu souhaitais y retourner ? » — « Oui, oui, s’écria-t-il, souhaiter être touts deux là : Vendredi là et pas maître là. » — En un mot il ne pouvait se faire à l’idée de partir sans moi. — « Moi aller avec toi, Vendredi ! m’écriai-je ; mais que ferais-je là ? » — Il me répliqua très-vivement là-dessus : — « Vous faire grande quantité beaucoup bien, vous apprendre Sauvages hommes être hommes bons, hommes sages, hommes apprivoisés ; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie. » — « Hélas ! Vendredi, répondis-je, tu ne sais ce que tu dis, je ne suis moi-même qu’un ignorant. » — « Oui, oui, reprit-il, vous enseigna moi bien, vous enseigner eux bien. » — « Non, non, Vendredi, te dis-je, tu partiras sans moi ; laisse-moi vivre ici tout seul comme autrefois. » — À ces paroles il retomba dans le trouble, et, courant à une des hachettes qu’il avait coutume de porter, il s’en saisit à la hâte et me la donna. — « Que faut-il que j’en fasse, lui dis-je ? » — « Vous prendre, vous tuer Vendredi. » — « Moi te tuer ! Et pourquoi ? » — « Pourquoi, répliqua-t-il prestement, vous envoyer Vendredi loin ?… Prendre, tuer Vendredi, pas renvoyer Vendredi loin. » — Il prononça ces paroles avec tant de componction, que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un mot, je découvris clairement en lui une si profonde affection pour moi et une si ferme résolution, que je lui dis alors, et