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22-24.
Œuvres de Descartes.

ſert pour ſurprendre ma credulité. Ie me conſidereray | moy-meſme comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de ſang, comme n’ayant aucuns ſens, mais croyant fauſſement auoir toutes ces choſes. Ie demeureray obſtinément attaché à cette penſée ; & ſi, par ce moyen, il n’eſt pas en mon pouuoir de paruenir | à la connoiſſance d’aucune verité, à tout le moins il eſt en ma puiſſance de ſuſpendre mon iugement. C’eſt pourquoy ie prendray garde ſoigneuſement de ne point receuoir en ma croyance aucune fauſſeté, & prepareray ſi bien mon eſprit à toutes les ruſes de ce grand trompeur, que, pour puiſſant & ruſé qu’il ſoit, il ne me pourra iamais rien impoſer.

Mais ce deſſein eſt penible & laborieux, & vne certaine pareſſe m’entraine inſenſiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de meſme qu’vn eſclaue qui jouiſſoit dans le ſommeil d’vne liberté imaginaire, lorſqu’il commence à ſoupçonner que ſa liberté n’eſt qu’vn ſonge, craint d’eſtre réueillé, & conſpire auec ces illuſions agreables pour en eſtre plus longuement abuſé, ainſi ie retombe inſenſiblement de moy-meſme dans mes anciennes opinions, & i’apprehende de me réueiller de cét aſſoupiſſement, de peur que les veilles laborieuſes qui ſuccederoient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque iour & quelque lumiere dans la connoiſſance de la verité, ne fuſſent pas ſuffiſantes pour éclaircir les tenebres des difficultez qui viennent d’eſtre agitées.


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| Méditation seconde.

De la nature de l’Eſprit humain; & qu’il eſt plus ayſé à connoiſtre que le Corps.


La Meditation que ie fis hier m’a remply l’eſprit de tant de doutes, qu’il n’eſt plus deſormais en ma puiſſance de les oublier. Et cependant ie ne voy pas de quelle façon ie les pouray reſoudre ; & comme ſi | tout à coup i’eſtois tombé dans vne eau tres-profonde, ie ſuis tellement ſurpris, que ie ne puis ny aſſeurer mes pieds dans le fond, ny nager pour me ſoutenir au deſſus. Ie m’efforceray neantmoins, & ſuiuray derechef la meſme voye où i’eſtois entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoy ie pouray imaginer le moindre doute, tout de meſme que ſi ie connoiſſois que cela fuſt abſolument