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Œuvres de Descartes.

certain que cette notion & connoiſſance de moy-meſme, ainſi preciſement priſe, ne depend point des choſes dont | l'exiſtence ne m'eſt pas encore connuë ; ny par conſequent, & à plus forte raiſon, d'aucunes de celles qui ſont feintes & inuentées par l'imagination. Et meſme ces termes de feindre & d'imaginer m'auertiſſent de mon erreur ; car ie feindrois en effet, ſi i'imaginois eſtre quelque choſe, puiſque imaginer n'eſt autre choſe que contempler la figure ou l'image d'vne choſe corporelle. Or ie ſçay des-ja certainement que ie ſuis, & que tout enſemble il ſe peut faire que toutes ces images-là, & generalement toutes les choſes que l'on rapporte à la nature du corps, ne ſoient que des ſonges ou des chimeres. En ſuitte de quoy ie voy clairement que i'aurois auſſi peu de raiſon en diſant : i'exciteray mon imagination pour connoiſtre plus diſtinctement qui ie ſuis, que fi ie diſois : ie ſuis maintenant éueillé, & i'aperçoy quelque choſe de réel & de veritable ; mais, parce que ie ne l'aperçoy pas encore aſſez nettement, ie m'endormiray tout exprés, afin que mes ſonges me repreſentent cela meſme auec plus de verité & d'euidence. Et ainſi, ie reconnois certainement que rien de tout ce que ie puis com|prendre par le moyen de l'imagination, n'apartient à cette connoiſſance que i'ay de moy-meſme, & qu'il eſt beſoin de rapeller & détourner ſon eſprit de cette façon de conceuoir, afin qu'il puiſſe luy-mefme reconnoiſtre bien diſtinctement ſa nature.

Mais qu'eſt-ce donc que ie ſuis ? Vne choſe qui penſe. Qu'eſt-ce qu'vne choſe qui penſe ? C'eſt à dire vne choſe qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine auſſi, & qui ſent. Certes ce n'eſt pas peu ſi toutes ces choſes apartiennent à ma nature. Mais pourquoy n'y apartiendroient-elles pas ? Ne ſuis-ie pas encore ce meſme qui doute preſque de tout, qui neant-moins entens & conçoy certaines choſes, qui aſſure & affirme celles-là ſeules eſtre veritables, qui nie toutes les autres, qui veux & deſire d'en connoiſtre dauantage, qui ne veux pas eſtre trompé, qui imagine beaucoup de choſes, meſme quelquefois en dépit que i'en aye, & qui en ſens auſſi beaucoup, comme par l'entremiſe des organes du corps ? Y a-t-il rien de tout cela qui ne ſoit auſſi veritable qu'il eſt certain que ie ſuis, & que i'exiſte, quand meſme | ie dormirois toujours, & que celuy qui m'a donné l'eſtre ſe ſeruiroit de toutes ſes forces pour m'abuſer ? Y a-t-il auſſi aucun de ces attributs qui puiſſe eſtre diſtingué de ma penſée, ou qu'on puiſſe dire eſtre ſeparé de moy-meſme? Car il eſt de ſoy ſi euident que c'eſt moy qui doute, qui entens, & qui deſire, qu'il n'eſt pas icy beſoin de rien adjouſter pour l'expliquer. Et i'ay auſſi certainement la puiſſance d'imaginer ;