Page:Descartes - Œuvres, éd. Adam et Tannery, XII.djvu/187

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Roman, dit-il lui-même, ou bien une Fable[1]. On songe, en effet, aux métamorphoses d’Ovide, et aux antiques cosmogonies. Son œuvre est bien ici d’un poète, d’un créateur certes, par le souffle qui emporte sa pensée et parfois anime son langage : telle page rappelle tout à fait Lucrèce[2]. Mais notre philosophe est également un mathématicien, surtout par la méthode. Que fait-il, en effet, dans cette Fable, que de tracer comme le schéma général d’un monde quelconque, tel qu’il doit être, et dont la figure et les propriétés conviendront ensuite parfaitement au monde réel ? Il opère d’abord dans l’abstrait, comme font les géomètres avec leurs démonstrations ; mais pour revenir au concret, comme ils font encore, lorsqu’ils appliquent aux choses réelles ce qu’ils ont ainsi démontré.

Descartes imagine d’abord dans l’espace la matière qui doit le remplir : une matière dépouillée, bien entendu, de toute forme, de toute qualité, de toute action, et qui n’est pas cependant la « matière première » des gens d’École, vain fantôme incompréhensible[3]. Descartes la définit par l’étendue, et pour plus de précision, l’étendue des géomètres ; et c’est Dieu lui-même qui l’a ainsi créée. Peu importe d’ailleurs sa forme à l’origine et ses divisions en parties. En quelque état qu’elle se trouve d’abord, elle ne peut manquer d’atteindre un jour ou l’autre un certain ordre que nous allons voir : n’a-t-elle pas devant elle, pour y parvenir, l’infinité du temps, comme elle remplit déjà l’infinité de l’espace ? Et Descartes, pour en donner une idée, reprend cette belle comparaison de la mer, lorsque loin de tout rivage on la voit s’étendre à perte de vue autour de soi[4]. Il n’usera pas d’ailleurs de tout cet infini ; il n’en considère qu’une partie, mais une partie quelconque, si bien que ce qu’il démontre de cette partie-là, vaut également pour les autres, sans distinction, autant dire pour l’ensemble, pour le tout.

  1. Tome XI, p. 31, l. 13-25.
  2. Ibid., p. 10, l. 23, à p. 11, l. 6, par exemple.
  3. Ibid., p. 33, l. 18-30.
  4. Page 32, l. 12, à p, 33, l. 3.