Page:Descartes - Œuvres, éd. Adam et Tannery, XII.djvu/359

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aux abois recourt au mathématicien[1]. En mathématiques, on raisonne sur les corps composés de lignes courbes, comme s’ils l’étaient de lignes droites ; les règles sont les mêmes, et la démonstration réussit : la sphère, par exemple, est considérée comme limitée de petites surfaces planes en nombre infini. Le passage ne se fait pas autrement de l’âme humaine à Dieu. Paradoxe encore, que ne fait qu’accuser davantage cette spécieuse analogie.

Et les paradoxes continuent de se succéder et de s’accumuler jusqu’à la fin. Dieu ou l’Être parfait comprend en lui, c’est-à-dire dans son entendement, les formes immuables, les essences, les vérités éternelles ; mais il est autre chose encore, il est volonté. L’entendement, si parfait qu’il soit, n’épuise pas, à lui seul, toute la perfection ; ni la volonté non plus, d’ailleurs, à elle seule. Les philosophes anciens s’en tenaient aux essences éternelles ; Descartes prend celles-ci pour acquises et pour accordées, et leur conserve le caractère d’éternité ; mais il va plus loin, et leur adjoint la volonté divine qui, pour être infinie et parfaite, doit être absolument libre, d’une liberté d’indifférence. Autrement, elle serait assujettie aux vérités éternelles : tel le Jupiter ou le Saturne antique, assujetti au Destin. Au contraire, tout est création de cette liberté divine, à commencer par les vérités éternelles elles-mêmes. Ainsi Descartes n’avait plus à craindre qu’on l’accusât, comme Jordano Bruno[2], de ruiner le dogme de la création : il ne le restreint même pas à ce monde créé, il l’étend à tout. Et ce n’est plus un dogme, mais une vérité de métaphysique, conséquence ou condition même de la perfection. Les théologiens n’en demandaient pas tant, et jugèrent sans doute que le philosophe, pour vouloir trop prouver, risquait de compromettre les intérêts de la religion.

Autre paradoxe : la liberté en l’homme n’est pas moindre

  1. Tome VII, p. 241, l. 16-27, et p. 245, l. 3-20. Et t. IX, p. 185 et p. 189.
  2. Voir ci-avant, p. 139.