Page:Deschamps, Émile - Œuvres complètes, t3, 1873.djvu/26

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IG OEUVRES D’i;.VlILl-: DCSCHAMPS. montagnes, afin que la culture fût égale partout et que les chemins de fer n’éprouvassr-nt point de cahots; et les climats ont peu à peu perdu leur ariét6, comme le sol. Les quatre parties du monde ne furent plus qu’une grande plaine, avec de petites bètes d’usines languis- santes, de quart de lieue en quart de lieue. Ripn ne fut plus aisé que de voyager d’un bout du monde à l’autre; mais pourquoi voyager, puisque c’est ici absolument comme là? — D’ailleurs les communications si promptes ont bien quelques inconvénients qui n’apparaissent point tout d’abord; une femme, m’a-t-on dit, a jeté, en riant, un mot très-profond : « Les chemins de fer, c’est très- incommode; on ne pourra plus être loin de per- sonne!» Encore tout cela serait peu, si les hommes, en deve- nant plus ternes, étaient devenus plus heureux et meil- leurs ! mais, dans tout ce commerce, ainsi que nous l’avons vu, on n’a pas échangé une vertu, ni une noble pensée, sous prétexte que ce n’est pas là de l’utile; les mauvaises passions du cœur sont donc restées les mêmes chez tous les hommes, et le besoin du bien-être matériel s’est exalté dans chacun. Ce fut à qui aurait le meilleur vêtement et le meilleur dîner. Les nations ne se détestèrent plus et ne se firent plus la guerre pour l’honneur et l’ambition, puisqu’il n’y avait plus de nation; mais tous les hommes qui s’appelaient frè- res, furent des frères ennemis, qui s’arrachaient en blasphémant des lambeaux d’étoffe ou de morceaux de viande, et qui s’entre-tuaient pour vivre aux dépens les uns des autres; car, vouloir enrichir tout le monde, c’est systématiser, dans un temps donné, la misère universelle. — Les inégalités sociales, sagement har- monisées, sont belles et nécessaires; les sources qui fertilisent les prairies viennent des hautes montagnes. — Ce ne sera plus enfin qu’un pêle-mêle de haines étroites et de querelles abjectes et sanglantes à la fois, et comme une multitude de fourmis se disputant quel- ques brins d’herbe... et si Dieu, en ce moment, vient à regarder son œuvre, il la trouvera laide et mauvaise, et, voyant tout ce drame insipide et tous ces person-