Page:Deschamps, Émile - Œuvres complètes, t4, 1873.djvu/298

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

288 OEUVRES D’ÉMILI’: DESCHAMPS. ger à veiller et à vivre, se regardaient de minute en minute dans le petit miroir de leurs corbeilles à ouvrage, et puis, de quart d’heure en quart d’heure, se levaient, traînant les pieds dans toute la longueur du salon, et se balançant le corps et interrogeant des yeux toutes les portes et toutes les fenêtres, comme si quelque prince d’Orient ou quelque beau page blond allait entrer avec un bouquet de pierreries ou un bou- quet de fleurs. — Personne n’entrait, et on revenait à la corbeille d’ouvrage et au petit miroir. — Remarquez que la lecture continuait toujours, au grand plaisir du lecteur, qui ne voyait que son livre, et qui fondait en larmes ou se pâmait de rire tout seul. Il avait pourtant soixante-quinze ans. Cela ne fait rien du tout. Le lendemain se levait et se couchait parfaitement semblable à la veille. Seulement, quelquefois, une car- rossée de voisins arrivait au château. Alors grand ennui de promener et d’héberger tout ce monde, ennui dont on se dédommageait, le soir, en s’en moquant à belles dents. Ces soirs-là, le lecteur faisait sa lecture tout bas, les autres se suffisaient à eux-mêmes; ils étaient en verve et tout gaillards. Mais ce beau feu s’éteignait avec les bougies, et le château retombait, au bout de vingt-quatre heures, dans cette vie morte que vous avez entrevue plus haut. C’est égal, je vous assure que tous ces gens-là se trouvaient fort heureux. Une bonne chère, de bonnes voitures, de belles toilettes, pour peu qu’avec cela on n’ait pas beaucoup de cœur et guère d’imagination, que faut-il de plus pour le bon- heur? On se dit bien en soi-même : « Je ne m’amuse pas extrêmement ; je m’ennuie même à périr le plus souvent. » Mais on ajoute aussitôt : « Comment font donc les autres qui n’ont ni mes chevaux, ni ma table, ni mes diamants? » et on redevient content par vanité et par comparaison, (llar le luxe ne prévoit pas de jouis- sance hors de lui. C’est une grâce d’éta,t. Ne plaignons donc pas trop les heureux du siècle