Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 1.djvu/169

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

nous avions pour camarade un jeune garçon qu’il appelait du nom extraordinaire de « Fécule de pommes de terre. » Je découvris bientôt que ce n’était pas le vrai nom de cet être intéressant, mais qu’il lui avait été donné dans le magasin à cause de la ressemblance de son teint avec celui d’une pomme de terre. Son père était porteur d’eau ; il joignait à cette profession la distinction d’être pompier de l’un des grande théâtres, où la petite sœur de Fécule représentait les nains dans les pantomimes.

Les paroles ne peuvent rendre la secrète angoisse de mon âme en voyant la société dans laquelle je venais de tomber, quand je comparais les compagnons de ma vie journalière avec ceux de mon heureuse enfance, sans parler de Steerforth, de Traddles et de mes autres camarades de pension. Rien ne peut exprimer ce que j’éprouvai en voyant étouffées dans leur germe toutes mes espérances de devenir un jour un homme instruit et distingué. Le sentiment de mon abandon, la honte de ma situation, le désespoir de penser que tout ce que j’avais appris et retenu, tout ce qui avait excité mon ambition et mon intelligence s’effacerait peu à peu de ma mémoire, toutes ces souffrances ne peuvent se décrire. Chaque fois que je me trouvai seul ce jour-là, je mêlai mes larmes avec l’eau dans laquelle je lavais mes bouteilles, et je sanglotai comme s’il y avait aussi un défaut dans ma poitrine, et que je fusse en danger d’éclater comme une bouteille fêlée.

La grande horloge du magasin marquait midi et demi, et tout le monde se préparait à aller dîner, quand M. Quinion frappa à la fenêtre de son bureau, et me fit signe de venir lui parler. J’entrai, et je me trouvai en face d’un homme d’un âge mûr, un peu gros, en redingote brune et en pantalon noir, sans plus de cheveux sur sa tête (qui était énorme et présentait une surface polie) qu’il n’y en a sur un œuf. Il tourna vers moi un visage rebondi ; ses habits étaient râpés, mais le col de sa chemise était imposant. Il portait une canne ornée de deux glands fanés, et un lorgnon pendait en dehors de son paletot, mais je découvris plus tard que c’était un ornement, car il s’en servait très-rarement, et ne voyait plus rien quand il l’avait devant les yeux.

« Le voilà, dit M. Quinion en me montrant. C’est là, dit l’étranger avec un certain ton de condescendance, et un certain air impossible à décrire, mais qui voulait être très-distingué et qui me fit une grande impression, c’est là M. Copperfield ? J’espère que vous êtes en bonne santé, monsieur ? »