Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/279

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changer Dora ; je ne pouvais supporter ma sagesse solitaire ; je ne pouvais oublier comment jadis elle m’avait demandé de l’appeler ma petite femme-enfant. J’essayerais à l’avenir, me disais-je, d’améliorer le plus possible les choses, mais sans bruit. Cela même n’était guère facile ; je risquais toujours de reprendre mon rôle d’araignée et de me mettre aux aguets au fond de ma toile.

Et l’ombre d’autrefois ne devait plus descendre entre nous ; ce n’était plus que sur mon cœur qu’elle devait peser désormais. Vous allez voir comment :

Le sentiment pénible que j’avais conçu jadis se répandit dès lors sur ma vie tout entière plus profond peut-être que par le passé, mais aussi vague que jamais, comme l’accent plaintif d’une musique triste que j’entendais vibrer au milieu de la nuit. J’aimais tendrement ma femme et j’étais heureux, mais le bonheur dont je jouissais n’était pas celui que j’avais rêvé autrefois : il me manquait toujours quelque chose. Décidé à tenir la promesse que je me suis faite à moi-même de faire de ce papier le récit fidèle de ma vie, je m’examine soigneusement, sincèrement, pour mettre à nu tous les secrets de mon cœur. Ce qui me manquait, je le regardais encore, le l’avais toujours regardé comme un rêve de ma jeune imagination ; un rêve qui ne pouvait se réaliser. Je souffrais, comme le font plus ou moins tous les hommes, de sentir que c’était une chimère impossible. Mais, après tout, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il aurait mieux valu que ma femme me vînt plus souvent en aide, qu’elle partageât toutes mes pensées, au lieu de m’en laisser seul le poids. Elle aurait pu le faire : elle ne le faisait pas. Voilà ce que j’étais bien obligé de reconnaître.

J’hésitais donc entre deux conclusions qui ne pouvaient se concilier. Ou bien ce que j’éprouvais était général, inévitable ; ou bien c’était un fait qui m’était particulier, et dont on aurait pu m’épargner le chagrin. Quand je revoyais en esprit ces châteaux en l’air, ces rêves de ma jeunesse, qui ne pouvaient se réaliser, je reprochais à l’âge mûr d’être moins riche en bonheur que l’adolescence ; et alors ces jours de bonheur auprès d’Agnès, dans sa bonne vieille maison, se dressaient devant moi comme des spectres du temps passé qui pourraient ressusciter peut-être dans un autre monde, mais que je ne pouvais espérer de voir revivre ici-bas.

Parfois une autre pensée me traversait l’esprit : que serait-il