Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/380

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repos le glas funèbre de ces infortunés que le vent portait jusqu’à nous. Le navire s’abîma de nouveau dans les eaux, puis il reparut : deux des hommes avaient été engloutis. L’angoisse des témoins de cette scène déchirante augmentait toujours. Les hommes gémissaient en joignant les mains ; les femmes criaient et détournaient la tête. On courait çà et là sur la plage en appelant du secours, là ou tout secours était impossible. Moi-même, je conjurais un groupe de matelots que je connaissais, de ne pas laisser ces deux victimes périr ainsi sous nos yeux.

Ils me répondirent, dans leur agitation (je ne sais comment, dans un pareil moment, je pus seulement les comprendre), qu’une heure auparavant on avait essayé, mais sans succès, de mettre à la mer le canot de sauvetage et que, comme personne n’aurait l’audace de se jeter à l’eau avec une corde dont l’extrémité resterait sur le rivage, il n’y avait absolument rien à tenter. Tout à coup je vis le peuple s’agiter sur la grève, il s’entr’ouvrait pour laisser passer quelqu’un. C’était Ham qui arrivait en courant de toutes ses forces.

J’allai à lui ; je crois en vérité que c’était pour le conjurer d’aller au secours de ces infortunés. Mais, quelque ému que je fusse d’un spectacle si nouveau et si terrible, l’expression de son visage, et son regard dirigé vers la mer, ce regard que je ne lui avais vu qu’une fois, le jour de la fuite d’Émilie, réveillèrent en moi le sentiment de son danger. Je jetai mes bras autour de lui ; je criai à ceux qui m’entouraient de ne pas l’écouter, que ce serait un meurtre ; qu’il fallait l’empêcher de quitter le rivage.

Un nouveau cri retentit autour de nous ; nous vîmes la voile cruelle envelopper à coups répétés celui des deux qu’elle put atteindre et s’élancer triomphant vers l’homme au courage indomptable qui restait seul au mât.

En présence d’un tel spectacle, et devant la résolution calme et désespérée du brave marin accoutumé à exercer tant d’empire sur la plupart des gens qui se pressaient autour de lui, je compris que je ne pouvais rien contre sa volonté; autant aurait valu implorer les vents et les vagues.

« Maître David, me dit-il en me serrant affectueusement les mains, si mon heure est venue, qu’elle vienne ; si elle n’est pas venue, vous me reverrez. Que le Dieu du ciel vous bénisse ! qu’il vous bénisse tous, camarades ! Apprêtez tout : je pars ! »