Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/402

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un champ de bataille, un soldat vient de recevoir une balle mortelle sans savoir seulement qu’il est blessé; de même, laissé seul avec mon cœur indiscipliné, je ne me doutais pas non plus de la profonde blessure contre laquelle il allait avoir à lutter.

Je le compris enfin, mais non point tout d’un coup ; ce ne fut que petit à petit et comme brin à brin. Le sentiment de désolation que j’emportais en m’éloignant ne fit que devenir plus vif et plus profond d’heure an heure. Ce n’était d’abord qu’un sentiment vague et pénible de chagrin et d’isolement. Mais il se transforma, par degrés imperceptibles, en un regret sans espoir de tout ce que j’avais perdu, amour, amitié, intérêt de tout ce que l’amour avait brisé dans mes mains ; une première foi, une première affection, le rêve entier de ma vie. Que me restait-il désormais ? un vaste désert qui s’étendait autour de moi sans interruption, presque sans horizon.

Si ma douleur était égoïste, je ne m’en rendais pas compte. Je pleurais sur ma femme-enfant, enlevée si jeune, à la fleur de son avenir. Je pleurais sur celui qui aurait pu gagner l’amitié et l’admiration de tous, comme jadis il avait su gagner la, mienne. Je pleurais sur le cœur brisé qui avait trouvé le repos dans la mer orageuse ; je pleurais sur les débris épars de cette vieille demeure, où j’avais entendu souffler le vent du soir, quand je n’étais encore qu’un enfant.

Je ne voyais aucune issue à cet abîme de tristesse où j’étais tombé. J’errais de lieu en lieu, portant partout mon fardeau avec moi. J’en sentais tout le poids, je pliais sous le faix, et je me disais dans mon cœur que jamais il ne pourrait être allégé.

Dans ces moments de crise et de découragement, je croyais que j’allais mourir. Parfois je me disais que je voulais mourir au moins près des miens, et je revenais sur mes pas, pour être plutôt avec eux. D’autres fois, je continuais mon chemin, j’allais de ville en ville, poursuivant je ne sais quoi devant moi, et voulant laisser derrière moi je ne sais quoi non plus.

Il me serait impossible de retracer une à une toutes les phases douloureuses que j’eus à traverser dans ma détresse. Il y a de ces rêves qu’on ne saurait décrire que d’une manière vague et imparfaite ; et quand je prends sur moi de me rappeler cette époque de ma vie, il me semble que c’est un de ces rêves-là qui me reviennent à l’esprit. Je revois, en passant, des villes inconnues, des palais, des cathédrales, des temples,