Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/407

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jeunesse, j’avais rejeté loin de moi le trésor de son amour. Peut-être avais-je recueilli quoique murmure de cette lointaine pensée, chaque fois que j’avais eu le malheur de sentir la perte ou le besoin de ce quelque chose qui ne devait jamais se réaliser et qui manquait à mon bonheur. Mais c’est une pensée que je n’avais voulu accueillir, quand elle s’était présentée, que comme un regret mêlé de reproche pour moi-même lorsque la mort de Dora me laissa triste et seul dans le monde.

Si, à cette époque, je m’étais trouvé souvent près d’Agnès peut-être, dans ma faiblesse, eussé-je trahi ce sentiment intime. Ce fut là la crainte vague qui me poussa d’abord à rester loin de mon pays. Je n’aurais pu me résigner à perdre la plus petite part de son attention de sœur, et, mon secret une fois échappé, j’aurais mis entre nous deux une barrière jusque-là inconnue.

Je ne pouvais pas oublier que le genre d’affection qu’elle avait maintenant pour moi était mon œuvre que, si jamais elle m’avait aimé d’un autre amour, et parfois je me disais que cela avait peut-être existé dans son cœur, je l’avais repoussé. Quand nous n’étions que des enfants, je m’étais habitué à le regarder comme une chimère. J’avais donné tout mon amour à une autre femme ; je n’avais pas fait ce que j’aurais pu faire ; et si Agnès était aujourd’hui pour moi ce qu’elle était, une sœur, et non pas une amante, c’était moi qui l’avais voulu ; son noble cœur avait fait le reste.

Lorsque je commençai à me remettre, à me reconnaître et à m’observer, je songeai qu’un jour peut-être, après une longue attente, je pourrais réparer les fautes du passé ; que je pourrais avoir le bonheur indicible de l’épouser. Mais en s’écoulant, le temps emporta cette lointaine espérance. Si elle m’avait jamais aimé, elle ne devait m’en être que plus sacrée ; n’avait-elle pas toutes mes confidences ? Ne l’avais-je pas mise au courant de toutes mes faiblesses ? Ne s’était-elle pas immolée jusqu’à devenir ma sœur et mon amie ? Cruel triomphe sur elle-même ! Si au contraire elle ne m’avait jamais aimé, pouvais-je croire qu’elle m’aimerait à présent ?

Je m’étais toujours senti si faible en comparaison de sa persévérance et de son courage ! maintenant je le sentais encore davantage. Quoique j’eusse pu être pour elle, ou elle pour moi, si j’avais été autrefois plus digne d’elle, ce temps était passé. Je l’avais laissé fuir loin de moi. J’avais mérité de la perdre.