Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/411

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timidement un peu de poisson et un bifteck, et je me tins debout devant le feu, à méditer sur l’obscurité de mon pauvre ami.

Tout en suivant des yeux le garçon en chef, qui allait et venait, je ne pouvais m’empêcher de me dire que le jardin où s’était épanouie une fleur si prospère était pourtant d’une nature bien ingrate pour la produire. Tout y avait un air si roide, si antique, si cérémonieux, si solennel ! Je regardai, autour de la chambre, le parquet couvert de sable, probablement comme au temps où le garçon en chef était encore un petit garçon, si jamais il l’avait été, ce qui me paraissait très invraisemblable ; les tables luisantes, où je voyais mon image réfléchie jusqu’au fin fond de l’antique acajou ; les lampes bien frottées, qui n’avaient pas une seule tache ; les bons rideaux verts, avec leurs bâtons de cuivre poli, fermant bien soigneusement chaque compartiment séparé ; les deux grands feux de charbon bien allumés ; les carafes rangées dans le plus bel ordre, et remplies jusqu’au goulot, pour montrer qu’à la cave elles n’étaient pas embarrassées de trouver des tonneaux entiers de vieux vin de Porto première qualité. Et je me disais, en voyant tout cela, qu’en Angleterre la renommée, aussi bien qu’une place honorable au barreau, n’étaient pas faciles à prendre d’assaut. Je montai dans ma chambre pour changer, car mes vêtements étaient trempés et cette vaste pièce toute boisée (elle donnait sur l’arcade qui conduisait à Grays’inn), et ce lit paisible dans son immensité, flanqué de ses quatre piliers, à coté duquel se pavanait, dans sa gravité indomptable, une commode massive, semblaient de concert prophétiser un pauvre avenir à Traddles, comme à tous les jeunes audacieux qui voulaient aller trop vite. Je descendis me mettre à table, et tout, dans cet établissement, depuis l’ordre solennel du service jusqu’au silence qui y régnait… faute de convives, car la cour était encore en vacances, tout semblait condamner avec éloquence la folle présomption de Traddles, et lui prédire qu’il en avait encore pour une vingtaine d’années avant de gagner sa vie dans son état.

Je n’avais rien vu de semblable à l’étranger, depuis mon départ, et toutes mes espérances pour mon ami s’évanouirent. Le garçon en chef m’avait abandonné, pour se vouer au service d’un vieux monsieur revêtu de longues guêtres, auquel on servit un flacon particulier de Porto qui sembla sortir de lui-même du fond de la cave, car il n’en avait même pas demandé.