Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/451

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occupait mon âme et ma pensée ; mais je l’aimais, et je trouvais quelque consolation à me dire qu’un jour viendrait peut-être où je pourrais l’avouer sans remords, un jour bien éloigné où je pourrais lui dire : « Agnès, voilà où j’en étais quand je suis revenu près de vous ; et maintenant je suis vieux, et je n’ai jamais aimé depuis ! » Pour elle, elle ne montrait aucun changement dans ses sentiments ni dans ses manières : ce qu’elle avait toujours été pour moi, elle l’était encore ; rien de moins, rien de plus.

Entre ma tante et moi, ce sujet semblait être banni de nos conversations, non que nous eussions un parti pris de l’éviter ; mais, par une espèce d’engagement tacite, nous y songions chacun de notre côté, sans formuler en commun nos pensées. Quand, suivant notre ancienne habitude, nous étions assis le soir au coin du feu, nous restions absorbés dans ces rêveries, mais tout naturellement, comme si nous en eussions parlé sans réserve. Et cependant nous gardions le silence. Je crois qu’elle avait lu dans mon cœur, et qu’elle comprenait à merveille pourquoi je me condamnais à me taire.

Noël était proche, et Agnès ne m’avait rien dit : je commençai à craindre qu’elle n’eût compris l’état de mon âme, et qu’elle ne gardât son secret, de peur de me faire de la peine. Si cela était, mon sacrifice était inutile, je n’avais pas rempli le plus simple de mes devoirs envers elle ; je faisais chaque jour ce que j’avais résolu d’éviter. Je me décidai à trancher la difficulté ; s’il existait entre nous une telle barrière, il fallait la briser d’une main énergique.

C’était par un jour d’hiver, froid et sombre ! que de raisons j’ai de me le rappeler ! Il était tombé, quelques heures auparavant, une neige qui, sans être épaisse, s’était gelée sur le sol qu’elle recouvrait. Sur la mer, je voyais à travers les vitres de ma fenêtre le vent du nord souffler avec violence. Je venais de penser aux rafales qui devaient balayer en ce moment les solitudes neigeuses de la Suisse, et ses montagnes inaccessibles aux humains dans cette saison, et je me demandais ce qu’il y avait de plus solitaire, de ces régions isolées, ou de cet océan désert.

« Vous sortez à cheval aujourd’hui, Trot ? dit ma tante en entrouvrant ma porte.

— Oui, lui dis-je, je pars pour Canterbury. C’est un beau jour pour monter à cheval.

— Je souhaite que votre cheval soit de cet avis, dit ma