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L’AMI COMMUN.

sidération de ce qu’il avait fait pour son frère et de ce qu’elle lui voyait souffrir.

« Ce respect de moi-même, auquel je tenais tant, il est sous ses pieds ! dit-il avec désespoir ; sous les pieds de cet homme qui le foule et qui triomphe !

— Vous vous trompez, monsieur.

— Non, je ne me trompe pas ; il m’a écrasé de son mépris ; car il savait d’avance ce qui m’arriverait ce soir.

— Voire esprit s’égare, monsieur.

— Jamais il n’a été plus lucide, jamais ; je sais trop bien le sens de mes paroles. Maintenant j’ai dit tout ce que j’avais à dire ; rappelez-vous que je n’ai pas fait de menace, que je vous ai seulement exposé la chose. »

En ce moment Charley vint à paraître. Elle s’élança vers son frère, et fut suivie de Bradley, dont la main pesante tomba sur l’épaule de l’élève. « Je m’en vais, dit-il à celui-ci ; je retournerai seul à la maison, je m’enfermerai dans ma chambre. Laissez-moi une demi-heure d’avance ; et ne cherchez pas à me voir avant demain matin, où je serai à mon poste, comme à l’ordinaire. » Il joignit les mains, proféra un cri étouffé qui n’avait rien de terrestre, et s’éloigna rapidement.

Restés seuls, à côté d’un bec de gaz, le frère et la sœur se regardèrent en silence ; puis un nuage passa sur la figure de l’écolier, et d’une voix rude : « Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il ; qu’as-tu fait à mon meilleur ami ? allons vite, et de la franchise.

— Un peu plus d’égards, Charley !

— Je ne suis pas d’humeur à songer aux égards, ni à d’autres balivernes ; qu’est-ce qui est arrivé ? Pourquoi M. Headstone est-il parti de cette manière-là ?

— Il m’a proposé — mais tu dois le savoir — de me marier avec lui.

— Eh bien ? fit Charley avec impatience.

— J’ai été forcée de lui répondre que cela ne se pouvait pas.

— Forcée ! dit le frère entre ses dents, et en la repoussant avec rudesse ; lui répondre que cela ne se pouvait pas ! Sais-tu bien qu’il vaut cent fois mieux que toi ?

— Ce n’est pas difficile, Charley ; mais c’est égal ; je ne peux pas l’épouser.

— Tu sens que tu n’es pas digne de lui ; c’est là ce que tu veux dire, je suppose ?

— Ce que je veux dire est bien simple : je ne l’aime pas, et ne l’épouserai jamais.

— Sur mon âme, s’écria l’écolier, tu es une sœur modèle, un