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L’AMI COMMUN.

immobile, les yeux attachés sur la nappe. Au moment où le discours s’achève, Twemlow, croyant toujours qu’elle lui adresse la parole, se tourne vers elle. Cette fois il ne se trompe pas. Vénéering s’occupe de sa voisine de droite ; Sophronia en profite pour dire à voix basse : « Mister Twemlow.

— Pardon ? reprend celui-ci, toujours incertain, car elle regarde d’un autre côté.

— Vous avez l’âme d’un gentleman, et je peux me confier à vous, je le sais. Voulez-vous tout à l’heure, quand vous remonterez au salon, me fournir le moyen de vous dire quelques mots ?

— J’en serai fort honoré.

— N’en ayez pas l’air, je vous en prie ; et ne vous étonnez pas si mes manières insouciantes sont en désaccord avec mes paroles ; je puis être surveillée. »

Excessivement surpris, Twemlow porte sa main à son front, et s’appuie au dos de sa chaise dans une pose méditative.

Missis Lammle se lève ; tout le monde en fait autant. Ces dames montent l’escalier, ces messieurs le franchissent peu de temps après. Fledgeby a consacré l’intervalle qu’il y a eu entre les deux départs, à l’examen des favoris de Boots, des favoris de Brewer, des favoris de Lammle, et s’est demandé lesquels il aimerait mieux reproduire, si le génie de la barbe voulait répondre à ses frictions.

Arrivés dans le salon, les convives se groupent, suivant leur habitude : Lightwood, Boots et Brewer voltigent comme des phalènes autour de lady Tippins — cette bougie de cire jaune qui fait pressentir le suaire. Quelques autres cultivent Vénéering, M. P. et missis Vénéering, épouse d’un membre du Parlement.

Alfred Lammle est dans un coin où, les bras croisés, il observe Georgiana et Fledgeby d’un air méphistophélique. Sophronia est sur le divan, à côté d’une petite table, et invite mister Twemlow à regarder les photographies qu’elle tient à la main. Le gentleman s’assied devant elle, et jette les yeux sur le portrait qu’elle lui montre.

« Je comprends que vous soyez étonné, lui dit tout bas missis Lammle ; mais n’en ayez pas l’air. » Twemlow s’efforce de cacher son émotion, et se trouble de plus en plus.

« Vous n’aviez jamais vu votre parent ? demande Sophronia.

— Jamais.

— Je ne crois pas que vous soyez fier de lui.

— À vrai dire, missis Lammle, je n’en suis pas très-flatté.

— Ce serait bien autre chose si vous le connaissiez davantage. Et ce portrait, qu’en pensez-vous ? »