Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
2
L’AMI COMMUN

en aimait un autre, que la pensée de ce mariage la rendait malheureuse, il se serait dit : n’employons pas cette fortune maudite à créer de nouvelles misères, et laissons-la aux seuls amis que nous ayons eus, ma sœur et moi, quand nous étions enfants.

Lorsque plus tard, par suite du piège où il était tombé, il vit sa mort affichée sur tous les murs, il accepta vaguement le concours que les circonstances apportaient à ses projets, sans voir qu’il consacrait ainsi le passage de sa fortune entre les mains de mister Boffin. Quand il eut retrouvé ses anciens amis plus fidèles, plus dévoués que jamais ; quand, du poste de confiance qu’il occupait auprès d’eux, il put apprécier leur âme généreuse et ne leur découvrit pas de défauts, il se demanda s’il devait les dépouiller d’un argent dont ils faisaient si bon usage, et ne vit aucune raison de leur infliger cette épreuve.

Il avait entendu dire à miss Wilfer elle-même, le soir où il était venu arrêter son logement, que ce mariage n’aurait été pour elle qu’une affaire d’intérêt. Après un an de relations quotidiennes, il avait essayé de lui ouvrir son cœur ; et non-seulement elle avait rejeté ses avances, mais elle s’en était offensée.

Lui convenait-il d’avoir assez peu de fierté pour acheter celle qu’il aimait, ou d’être assez lâche pour la punir de ce qu’elle ne l’aimait pas ? Et cependant s’il se faisait connaître il ne pouvait recouvrer son héritage qu’en ayant cette honte, ou y renoncer qu’en commettant cette bassesse.

Une autre chose qu’il n’avait pas prévue, c’était l’implication d’un innocent dans le meurtre dont on le croyait victime. Il forcerait l’accusateur à se rétracter, il réparerait autant que possible le tort qu’il avait causé par son silence ; mais évidemment ce tort n’aurait pas eu lieu sans la supercherie à laquelle il avait donné suite. Quel que fût donc le chagrin ou la perte qui dût en résulter pour lui, le secrétaire l’acceptait comme conséquence de la situation qu’il s’était faite, et croyait devoir le supporter sans se plaindre. Ce fut ainsi que le matin John Harmon fut enterré plus profondément encore qu’il ne l’avait été pendant la nuit.

Sorti plus tôt qu’à l’ordinaire, Rokesmith rencontra Rumty sur le seuil de la porte. Comme ils allaient d’abord dans la même direction, ils firent route ensemble pendent quelques instants. Impossible de ne pas remarquer le changement survenu dans le costume du Chérubin ; celui-ci en avait conscience, et répondant à l’observation dont il se sentait l’objet, il dit avec modestie : « Un présent de ma fille, mister Rokesmith. »

Le secrétaire, en entendant ces paroles, eut un mouvement de joie ; il se rappelait les cinquante livres, et il aimait toujours