Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/154

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du présent et du passé lui porte un coup fatal. C’est ce qui arriva pour Clennam. Dans sa jeunesse il avait ardemment aimé cette femme et lui avait prodigué tous les trésors concentrés de ses affections et de son imagination. Dans la solitude de la maison paternelle, ces trésors avaient été aussi inutiles que l’argent de Robinson Crusoé ; c’étaient des valeurs sans échange qu’il avait laissées rouiller dans leur caisse, jusqu’au moment où il avait pu les déposer aux pieds de Flora. Depuis cette époque mémorable, bien que, jusqu’au soir de son arrivée, l’image de Flora n’occupât pas plus de place, dans son présent ni dans son avenir, que si elle eût été morte (et rien ne lui disait qu’elle vécût encore), il avait conservé le souvenir du passé dans un recoin sacré de son cœur. Et voilà, en fin de compte, que le dernier des patriarches rentre tranquillement dans le salon en lui disant de fait, sinon en paroles : « Voulez-vous avoir la bonté de jeter à terre ce joyau précieux et de trépigner dessus ? Voilà Flora ! »

Flora était toujours aussi grande, mais elle était devenue grosse en proportion ; elle étouffait dans sa graisse. Mais ce n’était rien encore : Flora, qu’il avait laissée blanche comme un lis, il la retrouvait rouge comme une pivoine. Mais ce n’était rien encore : Flora, dont chaque parole et chaque pensée avaient ravi Arthur, lui semblait bavarde et sotte. Ça, par exemple, c’était quelque chose. Flora, qui était autrefois sans inconvénient une enfant gâtée et candide, avait voulu rester, en dépit des ans, une enfant gâtée, avec toute sa candeur primitive. Pour le coup, c’était trop fort !

Voilà Flora !

« En vérité, » s’écria Flora avec un petit rire étouffé, et relevant la tête avec un petit mouvement enjoué qui avait l’air de la caricature de ses manières du temps jadis, telle qu’aurait pu la représenter un histrion dansant devant le convoi de la patricienne Flora, si Flora eût vécu dans la classique antiquité ; « en vérité, je n’ose pas me présenter devant M. Clennam ; je ne suis plus qu’une horreur, je suis sûre qu’il va me trouver atrocement changée, je suis positivement une vieille femme : c’est affreux de se faire voir dans cet état, c’est vraiment affreux ! »

Arthur affirma qu’il la retrouvait telle qu’il s’était attendu à la retrouver, et que d’ailleurs le temps ne l’avait pas épargné lui-même.

« Oh ! mais pour un homme ce n’est pas du tout la même chose. Vous, par exemple, vous avez si bonne mine, vraiment, que vous n’avez pas le droit de dire cela ; mais moi, ce n’est pas la même chose, voyez-vous… Oh ! s’écria Flora d’un petit cri enfantin, je suis laide à faire peur. »

Le patriarche, ne sachant pas bien encore, sans doute, le rôle qu’il avait à jouer dans cette comédie, se contentait d’un sourire plein d’une vague sérénité.

« Mais si nous parlons de ceux qui ne changent pas, reprit Flora, qui, dans sa ponctuation orale, n’employait jamais que des