Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/184

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s’étant senti l’esprit un peu lourd pendant toute la journée, fit le rêve suivant :

Elle rêva qu’elle se trouvait dans la cuisine, à faire chauffer de l’eau pour le thé, et que, par la même occasion, elle se chauffait elle-même les pieds sur le garde-cendres et la jupe de sa robe relevée devant le feu qui venait de s’affaisser dans le milieu de la grille, borné de chaque côté par un profond ravin noir. Elle rêva que, tandis qu’elle était ainsi assise, se demandant si, pour certaines gens, l’existence n’était pas une invention assez maussade, elle fut effrayée par un bruit subtil qu’elle entendait derrière elle ; elle rêva que, la semaine passée, un bruit pareil lui avait déjà causé une frayeur semblable, et que ce bruit était d’une nature mystérieuse, qu’il ressemblait à un frôlement, accompagné de trois ou quatre coups pareils à des pas rapides, tandis qu’un choc ou un tremblement se communiquait à son cœur, comme si ces pas eussent fait trembler le parquet ; elle se figura même qu’elle avait été touchée par quelque main effrayante. Mme Jérémie rêva que ce rêve avait ravivé chez elle certaines terreurs déjà anciennes qui lui faisaient croire que la maison était hantée, et qu’elle avait remonté quatre à quatre l’escalier de la cuisine, sans savoir comment, afin de se rapprocher d’une société humaine.

Mme Jérémie rêva qu’en arrivant dans l’antichambre, elle avait trouvé la porte du bureau de son seigneur et maître toute grande ouverte et la chambre vide ; qu’elle s’était approchée de l’étroite croisée qui éclairait le petit cabinet situé près de la porte d’entrée, afin de calmer les battements de son cœur en se mettant en communication, à travers cette fenêtre, avec des êtres vivant au delà et en dehors de la maison ensorcelée ; qu’alors elle avait vu, sur le mur, au-dessus de la porte cochère, les ombres des deux finauds qui causaient en haut ; qu’elle avait alors monté l’escalier, ses souliers à la main, en partie pour se rapprocher de ces créatures malignes, qui valaient bien, à elles deux, tous les revenants possibles, en partie aussi pour entendre ce qu’elles disaient.

« Allons, pas de ces bêtises-là avec moi, s’écriait M. Jérémie Flintwinch, je ne le souffrirai pas. »

Mme Jérémie rêva qu’elle se tenait derrière la porte entr’ouverte, et qu’elle entendait son mari prononcer très distinctement ces audacieuses paroles.

« Jérémie, répliqua Mme Clennam de sa voix forte et caverneuse, la colère qui vous possède est un démon furieux, prenez-y garde.

— Que ce soit un démon ou une douzaine de démons qui me possèdent, peu m’importe, riposta Jérémie, dont le ton annonçait clairement qu’il y en avait plutôt une douzaine. S’il y en avait cinquante, ils diraient tous : «  Pas de ces bêtises-là avec moi, je ne le souffrirai pas, » et s’ils ne voulaient pas le dire, je les y forcerais.

— Qu’ai-je donc fait, homme irritable ? demanda la voix caverneuse.