Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/186

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lui et moi. Je ne me suis jamais attaché à lui dans ce temps-là ; je ne crois pas m’être jamais attaché à lui à aucune époque. C’était un individu faible et irrésolu, qui avait, dès son enfance orpheline, tout juste ce qu’il faut de force et de courage pour vivoter. Et lorsqu’il vous a ramenée ici, vous l’épouse que son oncle lui avait choisie, je n’ai pas eu besoin de vous regarder deux fois (vous étiez une belle femme dans ce temps-là) pour deviner qui de vous deux serait le maître. Vous avez marché toute seule. Eh bien, continuez à marcher toute seule ; ne vous appuyez pas sur les morts.

— Je ne m’appuie pas sur les morts, comme vous dites.

— Non, mais vous en aviez bien envie, si je vous avais laissée faire, grommela Jérémie, et voilà pourquoi vous êtes tombée sur moi. Vous ne pouvez pas oublier que je n’ai pas voulu vous laisser faire. Sans doute cela vous étonne que je tienne à ce qu’on rende justice au père d’Arthur, hein ? Peu m’importe que vous me répondiez ou non, parce que je sais que cela vous étonne et vous le savez aussi. Allons, je vais vous dire ce que c’est. Il est possible que j’aie le caractère un peu bizarre, mais enfin je suis comme ça, je n’entends pas laisser les gens faire uniquement à leur tête. Vous êtes une femme déterminée et une femme habile ; lorsque vous avez résolu une chose, rien ne peut vous en détourner, personne ne sait cela mieux que moi…

— Rien ne peut m’en détourner, Jérémie, lorsque je l’ai justifiée à mes propres yeux. Ajoutez cela.

— Justifiée à vos propres yeux ? J’ai dit que vous étiez la femme la plus déterminée qui soit au monde (ou j’ai voulu le dire) ; et si vous êtes déterminée à justifier un but quelconque que vous avez en vue, vous n’y manquerez pas, c’est tout simple.

— Je ne justifie pas l’autorité de ce livre ! s’écria Mme Clennam avec une énergie sévère, et laissant tomber son bras sur la table avec force, autant que Mme Jérémie put en juger par le bruit.

— Laissons ça là, répondit tranquillement Jérémie ; nous n’entamerons pas cette question pour le moment. Quoi qu’il en soit, vous mettez vos projets à exécution, et il faut que tout cède devant votre volonté. Or, moi, je ne veux pas céder devant votre volonté. Je vous ai été fidèle et utile et je vous suis attaché, mais je ne puis pas consentir, je ne veux pas consentir et je n’ai jamais consenti et je ne consentirai jamais à m’absorber dans votre individualité. Avalez tous les autres, si cela vous plaît, et grand bien vous fasse ! Mais moi, madame, je ne suis pas de caractère à me laisser avaler tout cru ! »

Peut-être était-ce là l’origine de l’entente qui existait entre eux. Si elle n’avait pas reconnu chez M. Flintwinch une si grande force de caractère, peut-être Mme Clennam n’aurait-elle pas daigné le prendre pour allié.

« En voilà assez et plus qu’assez sur ce sujet, dit-elle d’un ton sombre.