Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/193

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une causerie variée. L’ingénieux coupable était un homme de beaucoup de modestie et de bon sens ; et, malgré sa simplicité, il avait trop pris l’habitude de concilier les conceptions les plus originales et les plus hardies avec une exécution patiente et minutieuse pour être resté un homme ordinaire. Il fut d’abord difficile de le faire parler de lui-même, et, chaque fois, il répondait d’une manière évasive aux questions d’Arthur, avouant seulement, sans en tirer vanité, qu’en effet c’était lui qui avait fait ceci, puis encore que c’était lui qui avait fait cela, que telle chose sortait bien de ses ateliers, et que telle autre invention était bien de lui, mais, ce n’était pas malin, « c’était son métier, voyez-vous, son métier. » Enfin, reconnaissant que son compagnon s’intéressait réellement à son histoire, il la lui raconta tout franchement. Arthur apprit alors que Daniel Doyce était fils d’un forgeron d’un comté du Nord ; que sa mère, devenue veuve, l’avait mis en apprentissage chez un serrurier ; qu’il avait inventé quelques petites choses chez le serrurier, qui avait résilié son engagement et lui avait fait un cadeau ; que ce cadeau avait permis à l’apprenti de réaliser son ardent désir d’entrer chez un mécanicien-ingénieur, chez lequel il avait travaillé rude, étudié ferme et vécu durement pendant sept années. Son temps d’apprentissage terminé, il avait travaillé sept ou huit autres années dans l’atelier payé à la semaine ; puis il était allé en Écosse, où il avait encore étudié, limé, martelé et augmenté ses connaissances théoriques et pratiques pendant six ou sept ans de plus. Là on lui avait proposé d’aller à Lyon, et il avait accepté ; de Lyon on l’avait invité à se rendre en Allemagne, et en Allemagne on l’avait invité à se rendre à Saint-Pétersbourg, où il avait réussi, mieux réussi que partout ailleurs. Cependant, il avait une préférence bien naturelle pour le pays où il était né, et c’est là surtout qu’il aurait voulu se distinguer et se rendre utile. De façon qu’il était revenu établir ses ateliers en Angleterre où il avait inventé et construit des machines. Enfin il avait fait son chemin jusqu’au moment où, après douze ans de sollicitations et de factions, il avait enfin été enrôlé dans la Légion d’honneur de la Grande-Bretagne, la Légion des Découragés du ministère des Circonlocutions, et avait été décoré de l’Ordre du Mérite Britannique, c’est-à-dire l’Ordre du Désordre des Mollusques et des Échasses.

« Il est à regretter, dit Clennam, que vous ayez jamais tourné vos pensées de ce côté, monsieur Doyce.

— C’est vrai, monsieur, jusqu’à un certain point. Mais que faire ? Lorsqu’un homme a eu le malheur d’inventer quelque chose qui doit être utile à son pays, il faut qu’il se dévoue.

— Ne ferait-il pas mieux de renoncer à faire connaître son invention ? demanda Clennam.

— Il ne peut y renoncer, répondit Doyce secouant la tête avec un sourire pensif. Elle n’a pas été mise dans sa tête pour y être enterrée. Elle y est mise pour devenir utile. Nous ne tenons du ciel notre vie qu’à la condition de la défendre vaillamment jusqu’au