Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/199

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pas comme tout le monde. Il y avait là de quoi lui donner à penser, une heure durant, jusqu’au dîner ; s’il n’avait pas eu à s’occuper d’une autre question qui datait de si loin qu’elle remontait même à une époque antérieure à son séjour dans la quarantaine de Marseille, et qui, maintenant, se présentait à son esprit, demandant une solution immédiate. Cette question importante n’était autre que celle-ci : Se laisserait-il aller ou non à devenir amoureux de Chérie ?

Il avait deux fois son âge. (Il changea de place la jambe qu’il avait croisée sur l’autre pour recommencer son calcul, mais le total obtenu s’obstina à rester le même.) Il avait deux fois son âge. Bah ! Il avait l’air jeune ; il était jeune de corps et de santé, jeune de cœur. Certainement un homme n’est pas vieux à quarante ans ; combien n’y en a-t-il pas qui ne sont pas en état de se marier et ne se marient pas avant d’avoir atteint cet âge ? Voilà qui est réglé pour lui : reste Chérie ; car il ne suffit pas qu’il soit de cet avis, il faut savoir ce qu’elle en pense,

Arthur croyait M. Meagles disposé à avoir pour lui une estime sérieuse, comme il avait lui-même une estime sincère pour M. Meagles et pour sa bonne femme. Il prévoyait que le sacrifice de cette belle et unique enfant, qu’ils aimaient tant, à un mari serait pour leur amour une épreuve si pénible qu’ils n’avaient peut-être pas encore eu le courage d’y songer. Mais plus leur fille était belle et engageante et charmante, plus l’époque de cette épreuve nécessaire se rapprochait pourtant, et pourquoi pas en sa faveur, aussi bien qu’en faveur de tout autre ?

Lorsqu’il fut arrivé à cet endroit de son raisonnement, il lui revint à l’esprit que la question n’était pas de savoir ce qu’en pensaient M. et Mme Meagles, mais ce que Chérie en penserait.

Arthur Clennam était un homme modeste, sachant tout ce qui lui manquait ; et, dans sa pensée, il exalta tellement les mérites de la belle Minnie et déprécia tellement ses propres qualités, que, lorsqu’il s’attacha à la solution de cette question, l’espoir commença à lui manquer. En définitive, pendant qu’il s’habillait pour le dîner, il se décida à ne pas devenir amoureux de Chérie.

Ils n’étaient que cinq convives, autour d’une table ronde, et le dîner se passa très agréablement. Ils avaient tant de scènes et tant de personnes à se rappeler, et ils étaient si à leur aise et si gais ensemble (Daniel Doyce se tenant à part comme un spectateur qui s’amuse à voir les autres jouer aux cartes, et se contentant d’intercaler quelque remarque judicieuse, par occasion), qu’ils auraient pu s’être rencontrés vingt fois sans se connaître mieux qu’ils ne le faisaient.

« Et Mlle Wade ? demanda M. Meagles, lorsqu’ils se furent rappelé un grand nombre de leurs compagnons de route. Qui est-ce qui a revu Mlle Wade ?

— Moi, dit Tattycoram. »

Elle venait d’apporter un petit mantelet que sa jeune maîtresse