Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/215

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chez eux, en route vers l’hôtel des Insolvables, entre le bosquet aérien et la loge plus terrestre, ils glisseraient doucement sur le fleuve du temps, goûtant un bonheur domestique digne des temps pastoraux. Quelle est l’âme naïve et bucolique qui aurait pu résister à ce tableau touchant ? Le jeune John, ému par l’avenir de bonheur qui allait enfin couronner tant d’amour, arracha des larmes de ses propres yeux en terminant le tableau par une pierre tombale dressée dans le cimetière voisin, tout contre le mur de la prison, et portant l’inscription suivante :

« CI-GÎT JOHN CHIVERY, qui fut soixante ans guichetier
et cinquante ans gardien de la prison voisine,
décédé le 31 décembre 1806,
à l’âge de 83 ans,
entouré du respect universel.
CI-GÎT aussi sa bien-aimée et bien aimante épouse,
AMY, fille de William DORRIT, qui n’a pas survécu
quarante-huit heures à la perte de son mari,
décédée aussi dans la prison de la Maréchaussée.
C’est là qu’elle a vu le jour, c’est là qu’elle a vécu,
c’est là qu’elle est morte. »

Les parents de John Chivery n’ignoraient pas la passion de leur fils, d’autant plus qu’elle avait, en quelques rares occasions, poussé le jeune amoureux à témoigner de l’exaspération aux pratiques et à léser les intérêts du débit ; mais M. et Mme Chivery avaient, à leur tour, résolu le problème d’une façon favorable aux vœux de leur unique héritier. Mme Chivery, femme prudente, avait prié son mari de ne pas oublier que la position de leur John, dans la geôle, se trouverait certainement affermie par une alliance avec Mlle Dorrit, qui y avait elle-même certains droits de préséance et qui y était fort estimée. Mme Chivery avait prié son mari de ne pas oublier que si, d’un côté, leur John avait quelques écus et un poste de confiance en expectative, d’un autre côté Mlle Dorrit avait de la naissance ; les deux faisaient la paire. Mme Chivery, parlant cette fois en mère et non en diplomate, et envisageant la question sous un autre point de vue, avait prié son mari de se rappeler que leur John n’avait jamais été bien fort et que son amour le tourmentait et le tracassait déjà bien assez, sans qu’on le poussât à attenter à ses propres jours, car personne ne pouvait jurer qu’il n’irait pas jusque-là, si on le contrariait par trop. Ces arguments avaient agi si puissamment sur l’esprit de M. Chivery, qui était un homme de peu de paroles, qu’il avait quelquefois le dimanche matin donné à son rejeton ce qu’il appelait « une tape propice » (symbole superstitieux de la chance propice qui devait lui rendre la fortune favorable) avant de le laisser partir pour déclarer sa flamme et revenir triomphant. Mais le jeune John n’avait jamais eu le courage de faire sa déclaration ; et c’est principalement à la suite de ces occasions manquées qu’il était revenu tout exaspéré au débit de tabac, où il avait malmené les pratiques.