Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/231

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cœur usé du doyen, et en y versant une fontaine d’amour et de fidélité qui ne tarit ni ne s’arrêta jamais pendant de longues années de famine.

Elle le calma, le supplia de lui pardonner si elle lui avait manqué, ou si elle avait semblé lui manquer de respect ; elle lui dit, Dieu sait avec combien de vérité, qu’elle n’aurait pas pu le respecter davantage quand il aurait été le favori de la fortune et reconnu pour tel par le monde entier. Lorsqu’il eut séché ses larmes et cessé de sangloter et de ressentir cette pointe de honte, née d’un mauvais sentiment, quand il eut repris ses façons habituelles, elle réchauffa les restes du souper, et, s’asseyant auprès de lui, fut ravie de le voir manger et boire. Car le vieillard, revêtu de sa vieille robe de chambre grise et de sa calotte de velours noir, avait retrouvé son allure magnanime ; et il était prêt à se comporter envers tout détenu qui aurait pu se présenter pour lui demander conseil comme un autre lord Chesterfield, le modèle des casuistes, ou comme le grand maître des cérémonies morales de la prison.

Afin de le distraire, la petite Dorrit entama une question de toilette ; le doyen daigna dire : « Oui vraiment, ces chemises dont elle lui parlait seraient fort acceptables, car les anciennes étaient usées, et, comme elles avaient été achetées toutes faites, elles ne lui allaient pas. » Se sentant à présent en veine de causerie et de bonne humeur, il attira ensuite l’attention de sa fille sur l’habit accroché derrière la porte, remarquant que le père des détenus donnerait un assez mauvais exemple à ses nombreux enfants, déjà trop enclins à prendre des airs débraillés, s’il paraissait devant eux avec des coudes percés. Il plaisanta aussi sur les talons qui manquaient à ses souliers ; mais il devint grave en parlant de sa cravate et lui permit de lui en acheter une autre dès qu’elle aurait amassé une somme suffisante.

Tandis qu’il fumait paisiblement son cigare, elle arrangea le lit et mit la petite chambre en ordre pour la nuit. Alors le doyen, se sentant fatigué (vu l’heure avancée et les émotions qu’il avait eues), quitta son fauteuil pour bénir sa fille et lui souhaiter le bonsoir. Pendant tout cet entretien, il n’avait pas songé une seule fois à la toilette d’Amy, ni à ses souliers, ni à nulle autre chose dont elle pouvait avoir besoin. Personne au monde, si ce n’est elle-même, ne s’inquiétait moins de ce qui manquait à la petite Dorrit.

Il l’embrassa plusieurs fois en disant : « Dieu te bénisse ! ma chérie. Bonsoir, mon enfant ! »

Mais le cœur aimant de la petite Dorrit avait été si profondément blessé par ce qu’elle venait de voir et d’entendre qu’elle craignait de laisser son père seul, de peur qu’il ne recommençât à se lamenter et à se désespérer.

« Cher père, je ne suis pas fatiguée ; laisse-moi revenir tantôt, lorsque tu seras couché, m’asseoir près de toi. »

Le père lui demanda, d’un ton protecteur, si c’est que la solitude lui pesait.