Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/234

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dans la coupe de tout le monde, quitte à la briser après. Le jeune John aurait pu passer pour un poète satirique du premier ordre s’il avait seulement peint au naturel l’existence sordide de ces personnages qui évoquaient sans cesse le fantôme de leurs prétentions aristocratiques pour jeter de la poudre aux yeux de leurs bienfaiteurs.

Tip avait fait un excellent usage de sa liberté en devenant garçon de billard. Il s’était si peu inquiété de savoir à qui il devait d’avoir été relâché que M. Clennam aurait pu se dispenser d’adresser à Plornish tant de recommandations pour obtenir sa discrétion. Quel que fût son bienfaiteur, le jeune insolvable avait fort volontiers accepté le bienfait, et après avoir chargé Plornish de présenter ses compliments au philanthrope inconnu, il n’y avait plus songé. Son écrou ayant été levé à ces faciles conditions, Tip était donc sorti de prison pour devenir garçon de billard ; il se montrait de temps à autre dans la petite cour du jeu de boule en habit vert à la Newmarket (d’occasion), orné d’un col luisant et de splendides boutons de métal (neufs), et buvait la bière des détenus.

Un point solide et fixe dans le caractère léger de ce gentleman, c’était le respect et l’admiration qu’il avait pour sa sœur Amy. Ce sentiment ne l’avait jamais engagé à épargner à la petite Dorrit un moment d’inquiétude ni à se gêner ou se priver de quoi que ce soit à cause d’elle ; néanmoins, à travers ce lâche égoïsme, contracté dans le séjour de la prison, il l’aimait. Encore un symptôme de la corruption causée par l’atmosphère de la Maréchaussée, c’est que Tip s’apercevait très bien que sa sœur se sacrifiait à son père, mais ne paraissait pas se douter le moins du monde qu’elle eût fait quelque chose pour lui-même !

Notre histoire ne saurait fixer avec exactitude l’époque précise où ce jeune homme bien né et Mlle Fanny commencèrent à évoquer, d’une manière systématique, ce squelette aristocratique de leur noble famille, destiné à faire impression sur le commun des détenus. Ce fut sans doute vers le temps où ils commencèrent à dîner aux dépens de la charité de la communauté. Toujours est-il que plus ils se sentaient pauvres et nécessiteux, plus on était sûr de voir le squelette sortir pompeusement de sa tombe, et que l’un d’eux n’avait pas plus tôt commis quelque action plus méprisable que de coutume, que le squelette ne manquait pas de se montrer plus triomphant que jamais.

La petite Dorrit ne put sortir de bonne heure le lundi matin, car le Doyen se levait tard, et il fallait préparer son déjeuner, et ranger dans sa chambre. Elle n’allait pas en journée, et elle était restée jusqu’au moment où, avec l’aide de Maggy, elle avait tout mis en ordre dans l’appartement du Doyen, et avait vu celui-ci partir pour sa promenade du matin (promenade d’une vingtaine de mètres environ), jusqu’au café où il allait lire le journal. Elle mit alors son chapeau et sortit. Elle aurait désiré être libre beaucoup plus tôt. Quand elle passa dans la loge, la conversation qui s’y