Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/25

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— Très bien ! Un jour donc que nous avions mené Chérie à l’église de cet hospice pour lui faire entendre de la musique… car, en notre qualité de gens pratiques, l’occupation de notre vie est de montrer à Chérie tout ce que nous croyons devoir lui plaire… Mère (c’est le nom de famille que je donne à Mme Meagles) se mit à pleurer si fort, qu’il fallut l’emmener. « Qu’est-ce qu’il y a donc, mère ? demandai-je, lorsque je l’eus un peu remise ; tu effrayes Chérie, ma bonne. — Oui, je le vois bien, père, dit mère ; mais je crois que c’est justement parce que je l’aime tant que cette idée m’est venue à la tête. — Quelle idée, mère ? — Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria mère qui recommença à pleurer, lorsque j’ai vu tous ces enfants rangés en lignes et qui en appelaient du père qu’aucun d’eux n’a connu sur la terre, au Père universel qui est aux cieux, je n’ai pu m’empêcher de me demander si quelque mère infortunée ne venait jamais ici, interrogeant tous ces jeunes visages et cherchant à deviner quel est le pauvre enfant qu’elle a mis au monde et qui ne doit jamais connaître l’amour, le baiser, le visage, la voix, le nom de sa mère ! » Or, c’était là une pensée digne d’une femme pratique, et je dis à mère : Voilà ce que j’appelle une pensée digne d’une femme pratique, ma chère ! »

Le compagnon de M. Meagles, qui n’avait pas écouté ce récit sans un peu d’émotion, fit un geste d’assentiment.

« Alors le lendemain je lui dis encore : « Ah çà, mère, j’ai une proposition à te faire qui, je le crois, aura ton approbation. Prenons une de ces enfants pour servir de petite bonne à Chérie. Nous sommes des gens pratiques. Donc, si nous trouvons que ladite bonne n’a pas le meilleur caractère du monde et que ses façons d’agir ne s’accordent pas tout à fait avec les nôtres, nous saurons à quoi attribuer ces défauts-là. Nous saurons tout ce qui lui a manqué des influences et des leçons qui nous ont formés nous-mêmes. Pas de parents, pas de petit frère ni de petite sœur, pas de foyer individuel, pas de conte de la mère l’Oie, pas de fée pour marraine… » Et voilà comment nous avons mis la main sur Tattycoram.

— Et le nom lui-même ?

— Par saint Georges ! s’écria M. Meagles, j’oubliais le nom. Eh bien, on l’appelait, à l’hospice, Harriet Bedeau. Un nom en l’air, ça va sans dire. Or, nous avons changé Harriet en Hatty, puis en Tatty, parce qu’en notre qualité de gens pratiques, nous avons pensé qu’un petit nom d’amitié serait quelque chose de nouveau pour elle, et pourrait contribuer en quelque sorte à la rendre plus douce et plus aimante, voyez-vous. Quant à Bedeau, je n’ai pas besoin de vous dire que ce nom n’avait pas la moindre chance d’être accepté. S’il existe sur la terre une chose qu’on ne devrait tolérer sous aucun prétexte, une chose qui est le type de l’insolence et de l’absurdité officielles, une chose dont l’habit, le gilet et la longue canne sont l’emblème de la façon dont nous autres Anglais nous nous obstinons à maintenir un usage stupide, lorsque tout le