Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/27

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cette enfant à mesure que changeait celle que le ciel nous a laissée et qui ne nous a jamais quittés. Tant que Chérie a grandi, sa sœur a grandi avec elle ; lorsque Chérie est devenue une jeune fille raisonnable, presque une femme, sa sœur est devenue une jeune fille raisonnable et presque une femme, aux mêmes jours, aux mêmes heures. On aurait autant de peine à me convaincre que, si je passais dans l’autre monde demain, je n’y serais pas reçu, grâce à la miséricorde divine, par une seconde fille semblable en tout à Chérie, qu’on en aurait à me faire croire que Chérie n’existe pas en réalité à côté de moi.

— Je vous comprends, dit l’autre doucement.

— Quant à elle, reprit le père, la mort subite de sa petite sœur, de celle qui était son portrait vivant et sa camarade de jeux, et sa part un peu prématurée dans ce mystère auquel nous sommes bien obligés de participer tous, mais qui se présente rarement avec autant de force à l’esprit d’un enfant, ont nécessairement exercé une certaine influence sur son caractère. D’ailleurs sa mère et moi nous n’étions plus jeunes lorsque nous nous sommes mariés, et Chérie a toujours, pour ainsi dire, mené auprès de nous l’existence d’une grande personne, bien que nous ayons essayé de nous rajeunir pour elle. On nous a conseillé plus d’une fois, lorsqu’elle était un peu malade, de la faire changer d’air et de climat le plus souvent possible, surtout à cette époque de sa vie, et de l’amuser de notre mieux. De sorte que, comme je n’ai plus besoin aujourd’hui de rester cloué à un bureau de banque (bien que j’aie été assez pauvre dans mon jeune temps, je vous assure ; autrement j’aurais épousé Mme Meagles beaucoup plus tôt), nous nous sommes mis à courir le monde. Voilà comment il se fait que vous nous avez trouvés nous écarquillant les yeux devant le Nil, et les Pyramides, et les sphinx, et le désert, et tout le reste ; et voilà comment il se fait que Tattycoram finira par devenir un plus grand voyageur que le capitaine Cook.

— Je vous remercie sincèrement, dit l’autre, des détails intimes que vous avez bien voulu me donner.

— Ça n’en vaut pas la peine, répondit M. Meagles ; je vous les donne bien volontiers, soyez-en convaincu. Et maintenant, monsieur Clennam, vous me permettrez peut-être de vous demander si vous avez enfin décidé quel sera le but de votre voyage ?

— Non, vraiment. Je suis partout un débris de naufrage, une épave, et par conséquent sujet à me laisser entraîner par le premier courant venu.

— Il me paraît extraordinaire, si vous voulez bien excuser la liberté que je prends de vous dire cela, que vous ne vous rendiez pas directement à Londres, reprit M. Meagles du ton d’un conseiller intime.

— J’irai peut-être.

— Oui ; mais il faut vouloir y aller.

— Je n’ai pas de volonté ; c’est-à-dire, ajouta M. Clennam en rougissant un peu, rien qui ressemble assez à une volonté pour me