Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/302

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sans doute de la force du contraste. Solitaire, faible, ne connaissant que fort peu des mots les plus nécessaires de la seule langue dans laquelle il pût s’entretenir avec les gens qui l’entouraient, il se laissait aller au courant de sa fortune avec une gaieté inconnue jusqu’alors dans ces parages. Il avait à peine de quoi boire et manger, il n’avait de vêtements que ceux qu’il portait ou ceux que renfermait le plus petit paquet qu’on ait jamais vu, et cependant on le voyait toujours heureux comme un coq en pâte, lorsqu’il se promenait dans la cour en boitant, appuyé sur sa canne et excitant une sympathie générale par le rire franc et ouvert qui étalait ses dents blanches.

C’était un rude métier pour un étranger, qu’il fût bien portant ou estropié, que de chercher à gagner les bonnes grâces des Cœurs-Saignants. D’abord ils ont une vague conviction que tout étranger cache un couteau quelque part sur lui ; ensuite ils regardent comme un excellent axiome national et constitutionnel celui qui déclare que tout étranger pauvre et estropié doit retourner au plus vite dans son pays. Ils ne songent jamais à demander combien de leurs propres compatriotes leur seraient renvoyés de tous les points du monde, si ce principe était généralement accepté ; ils le regardent comme un principe purement britannique, ne s’appliquant d’ailleurs à aucun autre pays du monde. En troisième lieu, ils ont une vague notion que c’est une sorte de punition que de ne pas être Anglais ; et que s’il arrive une foule de malheurs à l’étranger, c’est parce qu’on y fait certaines choses qui ne se font pas en Angleterre et qu’on n’y fait pas certaines choses qui se font en Angleterre. Il est vrai que les Mollusques et les Des Échasses entretiennent soigneusement cette croyance, proclamant sur tous les tons, officiels ou autres, qu’aucun pays qui refuse de se soumettre à ces deux grandes familles ne saurait espérer la protection divine ; ce qui ne les empêche pas, lorsqu’ils ont fait accroire cela, d’accuser en particulier ce peuple incomparable d’être le plus rempli de préjugés qu’il y ait sous la calotte des cieux.

Telle est donc la position politique des Cœurs-Saignants ; mais ils ont d’autres raisons pour ne pas vouloir d’étrangers dans la cour. Ils prétendent que les étrangers sont toujours très-pauvres ; et bien qu’ils soient eux-mêmes aussi pauvres qu’on puisse le désirer, cela ne diminue en rien la force de l’objection. Ils prétendent que les étrangers sont des lâches qui se laissent sabrer et tuer à coups de baïonnette ; et, bien qu’ils soient assurés que leurs propres crânes ne seraient pas ménagés s’ils témoignaient de la mauvaise humeur contre la police, comme cela se fait au moyen d’un instrument contondant, cela ne compte pas, naturellement. Ils prétendent que les étrangers sont tous immoraux ; et, bien que chez eux ils aient de temps en temps des assises, et par-ci par-là des divorces, cela ne fait rien du tout à l’affaire. Ils prétendent que les étrangers ne savent pas ce que c’est que l’indépendance ; oubliant qu’eux-mêmes ils se laissent conduire aux hustings, comme