Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/306

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eût peut-être été un combat incessant entre une tendance à ne pas aimer du tout M. Henry Gowan, ou même à le prendre en grippe, et une voix intérieure qui lui disait qu’un pareil sentiment était indigne d’un gentleman. Un cœur généreux n’est pas porté à ressentir ces profondes antipathies et ne les accepte que difficilement, même lorsqu’elles ne naissent d’aucun intérêt personnel ; mais s’il s’aperçoit que la haine commence à s’en mêler et reconnaît, dans les moments de sang-froid, que cette haine a sa source dans un sentiment qui n’est point désintéressé, cette découverte ne peut manquer de lui causer un chagrin profond.

Ainsi donc, sans cette prudente résolution, le souvenir de M. Henry Gowan serait venu assombrir la pensée de Clennam et l’aurait sans cesse occupée, à l’exclusion d’une foule de personnes et de choses qui lui fournissaient des sujets de réflexion plus agréables. Quoi qu’il en soit, Daniel Doyce semblait songer à M. Gowan bien plus que ne le faisait son associé ; c’était presque toujours lui qui commençait à parler du jeune artiste dans les conversations intimes des deux associés. Ces causeries familières étaient devenues très-fréquentes, car ils habitaient le même appartement dans une des vieilles rues tranquilles et peu fashionnables de la Cité, non loin de la Banque et près de London-Wall.

M. Doyce était allé passer la journée à Twickhenham ; Clennam s’était excusé ; M. Doyce venait de rentrer. Il mit la tête à la porte du salon de Clennam pour lui dire bonsoir.

« Entrez, entrez, dit Clennam.

— J’ai vu que vous lisiez, répondit Doyce, et je craignais de vous déranger. »

Sans la notable détermination qu’il avait prise, Clennam n’aurait probablement pas su ce qu’il était en train de lire ; peut-être même aurait-il ignoré qu’il avait, depuis plus d’une heure, les yeux fixés sur un livre, bien que ce livre fût encore ouvert devant lui. Il le referma avec un peu de vivacité.

« Ils vont tous bien ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Doyce ; ils vont bien. Ils vont très-bien. »

Daniel avait l’habitude (habitude commune à bien des ouvriers) de porter son mouchoir dans son chapeau. Il ôta son chapeau, en retira son foulard, s’essuya le front et répéta lentement :

« Ils vont tous bien. Mlle Mina surtout m’a paru très-bien portante.

— Y avait-il du monde ?

— Non, pas d’autre étranger que moi.

— Et comment avez-vous passé votre temps, tous les quatre ? poursuivit Arthur plus gaiement.

— Nous étions cinq, vous savez, répliqua son associé. Chose était-là.

— Qui ça, chose ?

M. Henry Gowan.