Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

en même temps que les autres convives et se retira silencieusement dans un coin écarté de la vaste salle, où elle s’assit sur un canapé, dans l’embrasure d’une croisée, et parut s’amuser à regarder le reflet de l’eau qui dansait en rayons argentés sur les barres de la jalousie. Elle se tenait éloignée de ses compagnes de voyage de toute la longueur de la salle, comme pour montrer qu’elle recherchait d’elle-même et par goût la solitude. Et pourtant il eût été aussi difficile que jamais de dire avec certitude si elle évitait les autres ou si c’étaient eux qui l’évitaient.

L’ombre que Mlle Wade avait recherchée, et qui retombait comme un voile lugubre sur son front, s’accordait bien avec son genre de beauté. On ne pouvait guère contempler ce visage si tranquille et si dédaigneux, rehaussé par de sombres sourcils arqués et par des bandeaux de cheveux noirs, sans se demander quelle serait l’expression de ces traits, si leur expression venait à changer. Il semblait presque impossible qu’ils pussent s’attendrir ou s’adoucir. On aurait plutôt supposé qu’ils ne pouvaient que s’assombrir encore pour devenir plus irrités et plus provocants ; c’était là le seul changement qu’ils pussent subir. Il n’y avait dans leur expression rien qui sentît le calcul, rien de prémédité ni de cérémonieux. Quoique ce ne fût pas un visage franc et ouvert, il ne trahissait aucune espèce d’hypocrisie. Il disait clairement : « Je me suffis et je ne compte que sur moi ; peu m’importe ce que vous pensez ; je ne m’occupe pas de vous, je ne me soucie pas de vous, c’est avec indifférence que je vous vois et que je vous entends. » Cela se lisait dans ce regard orgueilleux, dans ces narines relevées, dans cette bouche si jolie, malgré ses lèvres pincées et même cruelles. Vous auriez caché deux de ces traits expressifs de la physionomie, que le troisième, à lui seul, vous en aurait dit autant. Masquez complétement le visage, et la façon dont Mlle Wade porte sa tête suffira pour indiquer une nature indomptable.

Chérie s’était approchée de Mlle Wade, qui avait plus d’une fois fait le sujet de conversation des Meagles et de M. Clennam, les seuls voyageurs qui n’eussent pas encore quitté la salle, et se tenait debout auprès d’elle.

« Attendez-vous… Mlle Wade tourna les yeux vers elle, et Chérie balbutia le reste de sa phrase… quelqu’un qui doit venir à votre rencontre, mademoiselle Wade ?

— Moi ? non.

— Père va envoyer au bureau poste restante. Voulez-vous qu’il ait le plaisir de charger le commissionnaire de demander s’il y a des lettres pour vous ?

— Je le remercie, mais je sais d’avance qu’il n’y a pas de lettres pour moi.

— Nous craignons, dit Chérie, s’asseyant auprès de Mlle Wade, avec un air moitié craintif, moitié attendri, que vous ne vous sentiez bien seule, lorsque nous serons tous partis.

— En vérité ?