Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/311

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de reconnaître à leur air mécontent qu’ils croyaient que l’État aurait dû leur fournir un appartement beaucoup plus agréable. Dès qu’une porte s’ouvrait, on découvrait une foule de cachotteries et de trompe-l’œil élégants : des paravents d’une taille beaucoup trop exiguë s’efforçaient en vain de transformer en salle à manger un corridor voûté, ou de cacher divers coins dans lesquels des valets en bas âge couchaient chaque soir au milieu des couteaux et des fourchettes ; des rideaux qui vous suppliaient de croire qu’ils ne cachaient rien, des impostes vitrées qui vous priaient de ne pas les voir ; une quantité de meubles aux formes mystérieuses et variées qui affectaient, les hypocrites, d’ignorer l’existence des matelas qu’ils étouffaient ; des trappes modestes qui essayaient d’échapper à l’attention publique et qui renfermaient évidemment des provisions de charbon de terre ; des passages qui se donnaient des airs de n’aboutir à rien lorsqu’on devinait, au premier coup d’œil, qu’ils conduisaient à des cuisines microscopiques. Tout cela donnait lieu à une masse de restrictions mentales et d’artifices mystérieux. Des visiteurs, regardant en face leur hôtesse ou leur hôte, feignaient de ne pas sentir la cuisine qui se faisait à trois pas d’eux ; d’autres, assis devant une armoire qu’on avait oublié de fermer, devenaient myopes tout à coup, afin de ne pas voir un régiment de bouteilles ; d’autres encore, appuyés contre une cloison des plus minces derrière laquelle un petit page et une jeune bonne échangeaient de gros mots, faisaient semblant de se croire assis dans un muet bocage. On n’en finirait pas, s’il fallait énumérer tous les petits billets de complaisance de ce genre que les Bohémiens du grand monde endossaient les uns pour les autres, à charge de revanche.

Quelques-uns des Bohémiens montraient un tempérament irritable, parce qu’ils étaient sans cesse agacés et aigris par deux circonstances contrariantes : 1o la conviction intime que la nation ne les récompensait jamais suffisamment ; 2o la permission accordée au public de visiter l’édifice où ce même public leur accordait par charité un logement gratuit. Ce dernier grief, en particulier, les exaspérait surtout le dimanche. Ce jour-là ils avaient espéré pendant quelque temps que la terre, vengeant le ciel, s’entr’ouvrirait pour engloutir les visiteurs ; mais, grâce sans doute à quelque négligence fort répréhensible des autorités qui gouvernent l’univers, cette désirable catastrophe se faisait encore attendre.

La porte de Mme Gowan fut ouverte par un domestique qui la servait depuis quelques années et qui, personnellement, avait maille à partir avec le Public, à propos d’une place de facteur qu’il attendait depuis longtemps et qui n’arrivait pas. Il savait fort bien que le Public n’était pas à même de lui donner cette place ; mais il passait sur lui sa mauvaise humeur et cherchait à se consoler en accusant le Public de l’en priver. Sous l’influence de ce grief (peut-être aussi par suite de la modicité de ses gages, dont le payement se faisait souvent attendre), il était devenu peu