Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/32

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— Non pas, ajouta Chérie en manière d’excuse, et troublée par le regard de son interlocutrice, non pas, cela va sans dire, que nous puissions espérer de vous tenir compagnie pendant le voyage, ou que nous ayons pensé que cela vous serait agréable.

— Je n’ai jamais donné lieu de supposer que cela me fût agréable.

— Non. Je sais bien. Mais… bref, ajouta Chérie, qui posa timidement la main sur la main que Mlle Wade laissait immobile sur le canapé, ne voulez-vous pas permettre à père de vous rendre de ces petits services qu’on se rend entre compagnons de voyage ? Il en serait très heureux.

— Très heureux, répéta M. Meagles, s’avançant avec sa femme et M. Clennam : pourvu qu’il ne s’agisse pas de parler la langue du pays, je serai enchanté de vous être utile, soyez-en convaincue.

— Je vous suis bien obligée, répliqua Mlle Wade, mais tous mes arrangements sont déjà faits, et je préfère continuer d’aller toute seule et à ma guise.

— Bien vrai ? se dit M. Meagles, qui regarda la demoiselle d’un air intrigué. Eh bien ! ma foi ! voilà une femme qui a du caractère.

— Je suis peu habituée à la société des demoiselles, et je craindrais de ne pas m’y montrer aussi sensible que bien d’autres. Bon voyage. Adieu. »

Elle n’aurait pas avancé la main, selon toute apparence, si M. Meagles ne lui avait tendu la sienne si directement qu’elle ne put faire semblant de ne pas l’apercevoir. Elle y posa la sienne, et l’y laissa comme elle l’avait laissée sur le canapé.

« Adieu ! dit M. Meagles. C’est le dernier adieu inscrit sur notre liste ; car mère et moi, nous venons de souhaiter bon voyage à M. Clennam, et il ne lui reste plus qu’à en faire autant à Chérie. Adieu ! Il est possible que nous ne nous rencontrions plus.

— Dans notre voyage à travers la vie, il faut bien que nous rencontrions les gens qui sont destinés à se trouver sur nos pas, n’importe d’où ils viennent et où ils vont, répondit Mlle Wade avec sang-froid. Il faut bien que ce que nous sommes destinés à leur faire, ou ce qu’ils doivent nous faire à nous-mêmes, s’accomplisse fatalement. »

Dans l’intonation de ces paroles il y avait quelque chose qui blessa l’oreille de Chérie ; quelque chose qui impliquait que ces mots mystérieux ce que nous sommes destinés à leur faire, etc., présageaient nécessairement quelque chose de mal, et qui lui fit dire tout bas : « Oh, père ! » en même temps qu’elle se rapprocha un peu de lui avec un air d’enfant gâté. Ce mouvement n’échappa pas à celle qui l’avait provoqué.

« Votre jolie fille, dit-elle, tressaille rien que d’y penser. Néanmoins… elle regarda Chérie en face… soyez bien persuadée qu’il y a déjà en route des hommes et des femmes qui ont affaire à vous et qui rempliront leur mission. Ils la rempliront infailliblement. Peut-être sont-ils encore là-bas, à des centaines, à des milliers de