Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/324

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avez été aussi le compagnon de voyage de cette femme impassible, j’ai pensé… »

Arthur, sans laisser à M. Meagles le temps d’achever sa phrase, reprit son chapeau en disant qu’il était prêt.

C’était par une triste, chaude et étouffante soirée d’été. Ils allèrent en voiture jusqu’au commencement d’Oxford-Street, où ils descendirent pour s’engager dans le labyrinthe formé aux environs de Park-Lane par ces grandes rues d’une sombre dignité et ces petites rues qui voudraient bien paraître aussi dignes, mais qui ne réussissent qu’à être plus sombres. À chaque coin de rue, le crépuscule était encore assombri par de vieilles horreurs de maisons, ornées de portiques et d’accessoires d’un goût exécrable, et par des monstres d’architecture qui avaient vu le jour sous un maître sans cervelle à une époque non moins écervelée, avec la prétention d’exciter l’admiration de tous les siècles futurs, jusqu’au jour où elles crouleraient en ruines. À côté de cela, le crépuscule étendait aussi son ombre sur de petits bâtiments parasites qui semblaient souffrir d’une crampe universelle, à partir de la porte en raccourci, construite sur le modèle gigantesque du portail de Sa Seigneurie sur la place, jusqu’à la fenêtre étriquée du boudoir qui donnait sur les écuries et les tas de fumier des maisons voisines. Des résidences rachitiques dans leur élégance prétentieuse, trop petites pour contenir autre chose commodément qu’une odeur lugubrement nauséabonde, semblaient être le produit adultérin du croisement des habitations de ce quartier aristocratique ; et celles dont les petites fenêtres cintrées et les petits balcons supplémentaires étaient soutenus par de minces colonnes de fer, avaient l’air de nobles scrofuleux appuyés sur leurs béquilles. Çà et là des armoiries contenant toute la science du blason planaient sur la rue, du haut d’une porte cochère, comme un archevêque qui prêche contre la vanité[1]. Les boutiques, peu nombreuses, ne faisaient aucun étalage, car elles se souciaient fort peu de l’opinion publique. Le pâtissier savait quels étaient les noms inscrits sur son livre, et cette connaissance l’empêchait de faire des folies : il se contentait de placer dans sa montre quelques bocaux d’antiques de menthe et quelques vieux pots de gelée de groseille. Une douzaine d’oranges formait à peu près la seule concession que le fruitier croyait devoir faire aux exigences du vulgaire. Un simple panier garni de mousse et ayant autrefois contenu des œufs de pluvier, était tout ce que le marchand de volaille daignait exhiber aux yeux de la plèbe. On aurait dit que tous les habitants de ces rues-là (c’est toujours comme ça à cette heure et durant cette saison) étaient partis pour dîner en ville, et qu’il n’y avait personne en ville pour

  1. À Londres, lorsque le chef d’une famille à prétentions héraldiques vient à mourir, on fait porter un deuil monumental à sa demeure, au moyen d’un écusson noir, en forme de losange, qui, pendant l’espace d’une année, reste accroché sur la façade de la maison. (Note du traducteur.)