Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/33

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lieues en mer ; peut-être en ce moment sont-ils ici près ; peut-être vont-ils sortir, sans que vous en sachiez rien, sans que vous y puissiez rien, de l’écume la plus immonde de cette ville où nous arrivons à peine. »

Avec l’adieu le plus glacial et une expression de découragement qui donnait à sa beauté, encore dans toute sa fleur, un air fané, elle sortit de la salle.

Or, il lui fallut gravir bien des marches, traverser bien des corridors avant d’arriver à la chambre qu’elle avait retenue dans l’hôtel. Elle touchait au terme de ce voyage, lorsqu’en passant par le couloir où se trouvait son appartement, elle entendit le bruit d’une voix irritée éclatant en murmures et en sanglots. Une porte était restée entr’ouverte, et elle aperçut la jeune bonne des personnes qu’elle venait de quitter, la servante au nom bizarre.

Elle se tint immobile à la regarder. C’était une fille intraitable et colère. Son abondante chevelure noire retombait autour de son visage rouge et brûlant, et tandis qu’elle sanglotait et se livrait à son dépit, elle ne se gênait pas pour s’écorcher les lèvres de sa main furieuse.

« Brutes, égoïstes ! s’écriait-elle, sanglotant et haletant entre chaque parole. Ils ne s’inquiètent seulement pas de ce que je deviens ! ils me laissent ici à mourir de faim et de soif ! Qu’est-ce que ça leur fait ? ces brutes-là ! ces animaux-là ! ces misérables-là !

— Qu’avez-vous donc, ma pauvre fille ? »

La servante dirigea tout à coup vers Mlle Wade ses yeux rougis, et resta les bras suspendus. Elle était en train de se pincer le cou, déjà couvert de meurtrissures bleuâtres.

« Qu’est-ce que cela vous fait ? est-ce que ça vous regarde ?

— Oh ! certainement. Je suis fâchée de vous voir ainsi.

— Vous n’en êtes pas fâchée, dit la servante. Dites plutôt que vous en êtes contente. Vous le savez bien que vous en êtes contente. Je ne me suis mise en colère que deux fois là-bas, en quarantaine, et à chaque fois vous m’avez surprise. J’ai peur de vous.

— Peur de moi ?

— Oui. Il semble que vous arriviez toujours avec ma colère, ma méchanceté, ma… je ne sais pas ce que c’est… Mais c’est égal, je suis maltraitée, je suis maltraitée, maltraitée ! »

À ces mots, les sanglots, les larmes et la main furieuse, qu’avait interrompus un premier mouvement de surprise recommencèrent tous ensemble.

La visiteuse resta là immobile, contemplant attentivement ce spectacle avec un étrange sourire. C’était quelque chose de merveilleux à voir en effet que la fureur du combat que se livrait la jeune servante, et la lutte physique qu’elle soutenait contre elle-même, comme si elle eût été possédée des démons du temps jadis.

« J’ai deux ou trois ans de moins qu’elle, et pourtant c’est toujours moi qui la soigne, comme si j’étais une vieille duègne, et