Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/365

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parlait du père de Mme Plornish, M. Dorrit disait : « mon vieux protégé. » Il était enchanté de le voir, afin de se livrer à des commentaires sur sa décrépitude dès qu’il avait tourné le dos. Il s’étonnait que le pauvre bonhomme n’eût pas encore le chef trop branlant.

« Il est dans le Workhouse, monsieur, disait-il en pareille occasion : il n’a pas de chez lui, pas de visiteurs, pas de position sociale, pas de dignité personnelle, pas de spécialité… Situation déplorable ! »

C’était l’anniversaire de la naissance du vieux Naudy et on lui avait permis de sortir. Il s’était bien gardé de dire aux autorités compétentes que c’était sa fête ; car on aurait pu le tenir enfermé pour lui apprendre que les vieux prolétaires de son genre auraient mieux fait de ne pas naître du tout. Il traversa les rues comme à l’ordinaire pour se rendre à la cour du Cœur Saignant où il dîna avec sa fille et son gendre, pour lesquels il chanta Phyllis. On allait lui demander Chloé, lorsque la petite Dorrit entra en passant pour savoir comment allaient les Plornish.

« Miss Dorrit, dit Mme Plornish, voici Père ! A-t-il bonne mine, hein ? Jamais il n’a été plus en voix ! »

La petite Dorrit tendit la main au vieillard et lui dit en souriant qu’on ne l’avait pas vu depuis longtemps.

« Non, ils sont un peu durs avec mon pauvre père, dit Mme Plornish dont le visage s’allongea, et on ne lui laisse pas prendre l’air aussi souvent qu’il faudrait. Mais il ne tardera pas à revenir demeurer avec nous pour de bon. N’est-ce pas, Père ?

— Oui, ma chère. J’y compte bien. Cela viendra, s’il plaît à Dieu. »

Ici M. Plornish prononça un discours qu’il prononçait invariablement, sans y changer un seul mot, lorsqu’il s’en présentait une occasion favorable. Voici la formule de ce discours :

« Jean-Édouard Naudy, monsieur, tant qu’il y aura sous ce toit une once de n’importe quoi à mettre sous la dent, et tant qu’il y aura une goutte de n’importe quoi à boire, vous pouvez en prendre votre part. Tant qu’il y aura sous ce toit une poignée de n’importe quoi à brûler et une bouchée de n’importe quoi pour se coucher, vous pouvez en prendre votre part. Si par hasard il n’y avait plus rien sous ce toit, vous n’y seriez pas moins bienvenu que s’il s’y trouvait quelque chose. Et voilà mon sentiment ; ainsi donc n’allez pas vous y tromper, et par conséquent je vous prie en grâce de sortir de là… pourquoi alors ne le faites-vous pas ? »

À ce discours lucide, que M. Plornish récitait toujours comme il l’avait composé, c’est-à-dire, avec beaucoup de peine, le père de Mme Plornish répondait de sa voix de pipeau fêlé :

« Merci mille fois, Thomas, je connais très-bien vos sentiments et je vous en remercie. Mais non, Thomas, non. Pas avant que je ne puisse revenir sans vous ôter un morceau de la bouche, à vous ou à vos enfants… et c’est ce que je ferais si je revenais