Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/367

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Elle lança ce dernier mot comme une balle qui s’échappe du canon d’un fusil à vent.

« Ô Fanny !

— Je te dis encore que tu m’agaces avec tes ô Fanny !… Je n’ai jamais rien vu de pareil… L’obstination que tu mets à vouloir nous déshonorer à tout propos est vraiment infâme. Fi ! petite vilaine !

— Est-ce donc déshonorer quelqu’un, répondit doucement la petite Dorrit, que de prendre soin de ce pauvre vieillard ?

— Oui, mademoiselle, répondit sa sœur, et vous devriez le savoir. Et vous le savez très-bien. Et c’est tout bonnement parce que vous le savez que vous agissez ainsi. Le plus grand bonheur de votre vie, c’est de rappeler à votre famille qu’elle a eu des malheurs. Et votre plus grand plaisir c’est de fréquenter des gens de rien. Mais si vous ignorez ce que c’est que les convenances, moi, je ne l’ignore pas. Vous me permettrez donc de traverser de l’autre côté, et vous me laisserez poursuivre mon chemin sans avoir l’air de me connaître. »

Là-dessus, elle courut d’un bond sur le trottoir opposé. Le vieux bonhomme qui déshonorait ainsi la famille Dorrit s’était tenu à quelques pas de là (car la jeune couturière, dans son premier mouvement de surprise, lui avait lâché le bras), saluant Fanny avec déférence, bousculé par des piétons impatients, qui juraient après lui parce qu’il leur barrait le chemin. Il rejoignit alors sa compagne, la tête un peu étourdie, et lui demanda :

« J’espère qu’il n’est rien arrivé à votre honoré père, mademoiselle ? J’espère que toute votre honorée famille se porte bien ?

— Non, non, il n’est rien arrivé, répondit la petite Dorrit. Tout le monde se porte bien. Merci ! Donnez-moi donc le bras, monsieur Naudy. Nous n’avons plus bien loin à aller maintenant. »

Elle se remit à causer avec le vieillard, comme elle avait fait tout le long du chemin. Ils arrivèrent bientôt dans la loge, où M. Chivery était de garde, et ils entrèrent dans la prison. Or, le hasard voulut que le Père des détenus s’avançât en flânant vers la loge au moment où Amy en sortait, donnant le bras au vieux Naudy. Ce spectacle parut causer au Doyen une très-vive agitation et un profond chagrin ; sans faire la moindre attention à son protégé (qui, après avoir salué, se tenait le chapeau à la main, ainsi qu’il le faisait toujours en cette auguste présence), il lui tourna le dos, se dirigea à la hâte vers l’entrée du corps de logis où se trouvait sa chambre, et remonta chez lui.

La petite Dorrit, après avoir promis de revenir dans un instant, laissa là le pauvre vieillard que, dans une heure malencontreuse, elle avait pris sous sa protection, et s’empressa de rejoindre son père. Sur l’escalier, elle rencontra Fanny qui la suivait avec des airs de dignité offensée. Tous les trois entrèrent dans la chambre presque en même temps.

Le Doyen se laissa tomber dans son fauteuil, se cacha le visage dans ses mains et poussa un gémissement.