Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/38

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fois une ombre apparaissait derrière la vitre ternie d’une croisée, et disparaissait dans l’obscurité, comme si elle avait vu de la vie tout ce qu’il lui en fallait, et qu’elle s’en retournât plus ou moins satisfaite au pays des revenants. Bientôt la pluie commença à tomber en lignes obliques entre lui et ces maisons, et les piétons commencèrent à se rassembler à l’abri du passage d’en face, avançant de temps à autre la tête pour regarder d’un œil désespéré le ciel, d’où la pluie tombait plus abondante et plus rapide. Puis des parapluies ruisselants, des jupons crottés et la boue se montrèrent à leur tour. Que faisait cette boue auparavant, et d’où diable venait-elle ? C’est ce que personne n’aurait pu dire. Mais elle parut se former en un clin d’œil, comme se forme un rassemblement, et ne demander que cinq minutes pour éclabousser tous les enfants d’Adam. Voilà l’allumeur de réverbères qui fait sa ronde ; et à mesure que la flamme jaillit à son approche, elle paraît tout étonnée vraiment qu’on lui permette d’éclairer une scène aussi triste.

M. Arthur Clennam prit son chapeau, boutonna son habit et sortit. À la campagne, la pluie eût développé mille fraîches senteurs, et chaque goutte brillante eût réveillé dans l’esprit du promeneur, sous quelque belle forme, l’idée de la végétation et de la vie. Dans la grande ville, elle ne développa que des odeurs rances et infectes, dont elle portait l’offrande aux ruisseaux de Londres en un tribut malsain, tiède, sale et ignoble.

Il passa devant l’église Saint-Paul et descendit, par un angle prolongé, presque jusqu’aux bords de la Tamise, en traversant ces rues tortueuses et penchées qui vont de Cheapside à la rivière, devenant de plus en plus tortueuses et penchées à mesure qu’elles s’en rapprochent. Passant ensuite devant l’hôtel moisi d’une honorable corporation aujourd’hui oubliée, puis devant les croisées illuminées d’une église déserte qui semblait attendre quelque aventureux Belzoni pour y déterrer son histoire ; puis devant des magasins et des entrepôts silencieux ; puis au travers d’une ruelle étroite conduisant à la rivière, où une méchante petite affiche, trouvé noyé, pleurait sur le mur humide, il atteignit enfin la maison qu’il cherchait, une vieille maison de brique, si sombre qu’elle paraissait presque noire, isolée derrière une grille. Devant la maison il y avait une cour carrée, où dépérissaient deux ou trois arbrisseaux et une pelouse, aussi incultes (et ce n’est pas peu dire) que la grille qui les protégeait était rouillée ; derrière, on voyait un amas confus de toits. C’était une maison double en profondeur, avec des croisées longues, étroites, lourdement enchâssées. Bien des années auparavant elle s’était mis dans la tête de se laisser glisser jusqu’à terre ; on l’avait étayée, et elle s’appuyait encore sur une demi-douzaine de ces béquilles gigantesques, qui, rongées par l’intempérie des saisons, noircies par la fumée de charbon, couvertes de mauvaises herbes, servaient de gymnase à tous les chats du voisinage, et ne paraissaient plus former un appui bien rassurant.

« Rien n’est changé, dit le voyageur, s’arrêtant pour regarder