Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/61

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moment où la mort allait éteindre son regard, paraissait enjoindre à Arthur, sous les peines les plus terribles, d’achever la tâche qu’il avait courageusement commencée. Par malheur, Arthur n’avait aucun espoir d’obtenir de sa mère la moindre concession à cet égard, et, quant à tout autre moyen de vérifier ses doutes et de calmer ses scrupules, il avait dû y renoncer depuis longtemps. Au fond des caves, aussi bien que dans les chambres à coucher, une foule de vieux objets qu’il reconnut avaient été changés par le temps et la décomposition, mais sans avoir changé de place, jusqu’aux vieilles barriques vides, recouvertes d’un frimas de toiles d’araignées, et aux bouteilles vides, étranglées à la gorge par une fourrure de champignons velus. Là aussi, au milieu de porte-bouteilles hors d’emploi, éclairée par quelques pâles rayons de lumière qui arrivaient obliquement de la cour, était la chambre de sûreté, remplie de vieux livres de comptes qui exhalaient une odeur aussi moisie et aussi corrompue que s’ils eussent été régulièrement vérifiés, au plus fort de la nuit, par un régiment de vieux teneurs de livres ressuscités.

Vers deux heures, le pâté de bifteck fut servi avec une humilité toute chrétienne, sur une nappe insuffisante, à un bout de la grande table de la salle à manger, et Arthur y dîna en compagnie de M. Jérémie Flintwinch, le nouvel associé. M. Flintwinch lui annonça que Mme Clennam avait maintenant recouvré sa sérénité, et qu’il n’y avait plus à craindre qu’elle fît aucune allusion à ce qui s’était passé le matin.

« Mais n’allez plus porter d’accusations contre votre père, monsieur Arthur, ajouta Jérémie ; une fois pour toutes, ne vous avisez plus de cela ! Maintenant, en voilà assez à ce sujet. »

M. Flintwinch avait déjà commencé à arranger et à épousseter son petit bureau particulier, sans doute en l’honneur de sa récente nomination. Il se remit à cette besogne, dès qu’il se fut repu de bifteck et qu’il eut ramassé avec la lame de son couteau toute la sauce contenue dans le plat, non sans avoir fait des emprunts assez considérables à un baril de petite bière placé dans l’arrière-cuisine. Ainsi restauré, il releva les manches de sa chemise pour se remettre à l’ouvrage ; M. Arthur, l’ayant observé à la besogne, vit clairement qu’il valait autant compter sur le portrait de son père ou sur sa tombe que sur ce vieux renard, pour lui apprendre quelque chose.

« Ah çà, Affery, femme, dit M. Jérémie Flintwinch, tandis que son épouse traversait le vestibule, tu n’avais pas encore fait le lit de M. Arthur, la dernière fois que je suis monté là-haut. Remue-toi. Dépêchons. »

Mais M. Arthur trouvait la maison trop vide et trop lugubre, et se sentait peu disposé à être témoin d’une invocation de vengeance implacable contre les ennemis de sa mère ; il n’était même pas bien sûr de n’être pas compris, la première fois, dans le nombre de ceux qu’elle chargeait le Seigneur de défigurer dans ce monde