Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/71

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Le temps poursuivit son vol, et le guichetier commença à faiblir. Sa poitrine se gonfla, ses jambes devinrent moins solides, et sa respiration moins facile. Il se plaignait d’avoir dépassé la saison où l’escabeau de bois officiel, qu’un long usage avait si bien verni, cessait d’être un siège agréable. Il se tenait donc dans un fauteuil rembourré, et sa respiration sifflante devenait si courte, qu’il se passait quelquefois plusieurs minutes avant qu’il fût capable d’ouvrir ou de refermer la porte de la prison. Lorsque ces crises duraient trop longtemps, le prisonnier prenait la clef et remplissait les fonctions de geôlier.

« Vous et moi, dit le porte-clefs, un soir d’hiver qu’il neigeait, et où la loge bien chauffée avait attiré une société assez nombreuse, nous sommes les plus anciens habitants de la prison. Il n’y avait pas plus de sept ans que j’étais ici lorsque vous êtes arrivé. Je n’y suis plus pour bien longtemps. Quand le bon Dieu lèvera mon écrou pour tout de bon, vous serez le Père de la Maréchaussée. »

L’écrou du guichetier fut levé et il sortit de la geôle de ce monde le lendemain même. On se rappela et on répéta ses dernières paroles. Une tradition qui se transmettait de génération en génération (on peut calculer que, dans la prison de la Maréchaussée, les générations avaient une durée moyenne d’environ trois mois) établissait que ce vieil insolvable râpé, qui avait des manières si affables et des cheveux si blancs, était le Père de la Maréchaussée.

Il avait même fini par devenir très fier de ce titre. S’il se fût présenté quelque imposteur, jaloux de l’en dépouiller à son profit, le vieillard aurait versé des larmes de rage devant cette tentative d’usurpation. On commença même à reconnaître chez lui une certaine disposition à exagérer le nombre des années qu’il avait passées en prison ; on savait en général qu’il fallait déduire quelques unités de son total prétendu : les générations éphémères de la geôle disaient qu’il se vantait.

Tous les nouveaux venus lui étaient présentés. Il tenait énormément à ce qu’on remplît cette formalité. Les beaux esprits de l’endroit procédaient à cette cérémonie avec une pompe et une politesse exagérées ; mais il leur eût été difficile de se montrer trop graves aux yeux du Père de la Maréchaussée. Il recevait son monde dans sa pauvre chambre (car il trouvait qu’une présentation faite en pleine cour n’avait pas un caractère assez officiel ; il ne voulait pas avoir l’air de tout le monde) avec une sorte de patronage modeste. Ils étaient les bienvenus, leur disait-il, dans la Maréchaussée, dont il se reconnaissait le Père. C’était là le titre que le monde voulait bien lui donner, et non sans motif, pour peu qu’un séjour de plus de vingt années lui assurât quelques droits à ce titre. L’endroit paraissait un peu restreint au premier abord ; mais on y trouvait une société distinguée, bien qu’un peu mêlée… un peu mêlée, nécessairement… Quant à l’air, il était excellent.