Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/94

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lubie, et ne manquait jamais de faire part de ce grief vaporeux aux nouveaux venus et aux étrangers, bien qu’il lui eût été absolument impossible d’expliquer quelle était la rente dont il parlait, ni de quelle façon cette idée saugrenue avait pénétré dans son cerveau. Il avait l’intime conviction, nonobstant, que la part qui lui revenait en propre sur ladite rente s’élevait à quatre francs soixante-cinq centimes par semaine ; et que, tous les lundis, le gouverneur de la prison lui filoutait régulièrement cette somme, à laquelle il avait droit en sa qualité de détenu. S’il aida à faire le lit, ce fut sans doute pour ne pas perdre une occasion de plaider sa cause. Après avoir ainsi soulagé son esprit et annoncé (menace souvent renouvelée, mais qui n’aboutissait jamais) qu’il allait adresser aux journaux une lettre où il dévoilerait les méfaits du gouverneur, il voulut bien prendre part à la conversation comme tout le monde. Il était clair, à en juger par le ton général de cette conférence, que les assistants étaient arrivés à envisager l’insolvabilité comme l’état normal de la société, et le payement d’une dette comme une maladie occasionnelle.

Devant cette scène étrange et au milieu de ces spectres non moins étranges qui voltigeaient autour de lui, Arthur Clennam contempla les préparatifs de son coucher, comme s’ils se fussent passés dans un rêve. Cependant Tip, depuis longtemps initié à tous les mystères de l’endroit, animé d’une lugubre admiration pour les ressources culinaires du café, montrait à M. Clennam le foyer nourri au moyen de souscriptions volontaires, le réservoir d’eau chaude entretenu de la même façon, et divers autres aménagements qui laissaient à penser que le moyen d’être bien portant, riche et sage, c’était de venir habiter la prison de la Maréchaussée.

Les deux tables, rapprochées dans un coin, furent enfin transformées en un lit passable, et l’étranger fut abandonné aux chaises, au fauteuil officiel, à l’atmosphère chargée de bière, à la sciure de bois, aux porte-allumettes, aux crachoirs et au repos. Mais le sommeil fut un article qui manqua longtemps, bien longtemps à rejoindre les autres ci-dessus énumérés. La nouveauté de ce séjour inattendu, le sentiment de la captivité, le souvenir de cette chambre où il était monté, de ces deux frères, de cette jeune fille à la taille d’enfant, de ce visage craintif ou il lisait maintenant l’histoire de bien des années de nourriture insuffisante, sinon de besoin, le tinrent éveillé et malheureux.

Puis des pensées qui se rattachaient à la prison de la façon la plus étrange, mais qui se rapportaient toujours à elle, traversèrent son esprit comme autant de cauchemars, tandis qu’il demeurait éveillé. Tenait-on des cercueils tout prêts à recevoir ceux qui venaient à mourir dans la geôle ? Où et comment gardait-on ces cercueils ? Où enterrait-on les gens morts dans la prison ? Comment les morts sortaient-ils ? Quel cérémonial observait-on ? Un créancier implacable avait-il le droit de saisir un cadavre ? Quelles étaient les chances d’évasion ? Un prisonnier pouvait-il escalader un mur au moyen