Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/23

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« Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette occasion, dit-il à l’étranger ; mais vous êtes assez mince, et je suis…

— Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les pampres au diable, portant des culottes. Ah ! ah ! Passez le vin.  »

Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton péremptoire avec lequel l’étranger l’engageait à passer le vin, qui passait en effet si vite par son gosier, ou s’il était justement scandalisé de voir un membre influent de Pickwick-Club comparé ignominieusement à un Bacchus démonté ; mais, après avoir passé le vin, il toussa deux fois et regarda l’étranger, durant quelques secondes, avec une fixité sévère. Cependant, cet individu étant demeuré parfaitement calme et serein sous son regard scrutateur, il en diminua par degrés l’intensité et recommença à parler du bal.

« J’étais sur le point d’observer, monsieur, lui dit-il, que si mes vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, M. Winkle, pourraient peut-être vous aller mieux.  »

L’étranger prit d’un coup d’œil la mesure de M. Winkle et s’écria avec satisfaction : « Justement ce qu’il me faut !  »

M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son influence somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi appesanti les sens de M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru successivement les diverses phases qui précèdent la léthargie produite par le dîner et par le vin. Il avait subi les phases ordinaires depuis l’excès de la gaieté jusqu’à l’abîme de la tristesse. Comme un bec de gaz, dans une rue, lorsque le vent a pénétré dans le tuyau, il avait déployé par moments, une clarté extraordinaire, puis il était tombé si bas qu’on pouvait à peine l’apercevoir ; après un court intervalle il avait fait jaillir de nouveau une éblouissante lumière, puis il avait oscillé rapidement, et il s’était éteint tout à fait. Sa tête était penchée sur sa poitrine, et un ronflement perpétuel, accompagné parfois d’un sourd grognement, étaient les seules preuves auriculaires qui pussent attester encore la présence de ce grand homme.

M. Tupman était violemment tenté d’aller au bal, pour porter son jugement sur les beautés du comté de Kent ; il était également tenté d’emmener avec lui l’étranger ; car il l’entendait parler des habitants et de la ville comme s’il y avait vécu depuis sa naissance, tandis que lui-même se trouvait entière-