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NICOLAS NICKLEBY.

s’abriter sous un des arbres du parc de Saint-James. Il s’était appuyé contre le tronc, les bras croisés, et encore absorbé dans ses pensées, quand, levant les yeux par hasard, il rencontra tout à coup ceux de l’inconnu. Il y avait en ce moment sur la figure de l’usurier une expression dont l’étranger parut se souvenir ; car elle le décida à s’approcher et à appeler Ralph par son nom.

Un instant étonné, Ralph recula, et toisa l’individu de la tête aux pieds. C’était un homme à peu près du même âge que lui, maigre, flétri et courbé ; sa figure hâlée, sinistre, était encore rendue plus ingrate par un teint basané, des joues creuses et des sourcils épais, dont la couleur noire contrastait avec la blancheur de ses cheveux. Ses vêtements tombaient en lambeaux, et tout son extérieur indiquait une dégradation profonde. Ce fut tout ce que Ralph remarqua au premier abord ; mais peu à peu il distingua des traits qui lui étaient familiers, et il les reconnut pour ceux d’un homme avec lequel il avait été longtemps en relation, et qu’il avait oublié et perdu de vue depuis non moins longtemps.

L’homme s’aperçut que la reconnaissance était mutuelle, et fit signe à Ralph de reprendre place sous l’arbre et d’éviter la pluie, à laquelle, dans sa première surprise, il s’était involontairement exposé.

— Vous ne me reconnaîtriez guère à ma voix, monsieur Nickleby ? dit le mendiant d’un ton faible. — C’est vrai, reprit Ralph ; cependant je me la rappelle. — Je ne suis plus guère semblable à moi-même ; depuis huit ans je suis bien changé.

— Mais, oui, assez, dit Ralph avec insouciance et en détournant la face. — Si j’avais douté de votre identité, monsieur Nickleby, cet accueil et ces manières m’auraient promptement convaincu. — Vous attendiez-vous à une autre réception ? — Non. — Vous aviez raison ; pourquoi donc exprimer une surprise que vous n’éprouvez pas ?

L’homme parut lutter un moment contre l’envie de répondre à Ralph par des reproches. — Monsieur Nickleby, reprit-il, voulez-vous entendre quelques mots que j’ai à dire ? — Je suis obligé d’attendre que la pluie soit passée. Si vous parlez, Monsieur, je ne me boucherai pas les oreilles ; mais vos discours pourront n’être pas moins inutiles. — J’étais autrefois votre confident.

Ralph sourit involontairement.

— Du moins vous m’accordiez autant de confiance que vous en ayez jamais témoigné à qui que ce soit. — Ah ! c’est tout autre chose, reprit Ralph en croisant les bras. — Ne jouons pas sur les mots, monsieur Nickleby, au nom de l’humanité. — De quoi ? — De l’humanité, répéta l’homme avec énergie. J’ai faim, je suis dans la misère. Vous devez remarquer en moi, après une si longue absence, un change-