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NICOLAS NICKLEBY.

ment dont je m’aperçois moi-même, moi qui l’ai senti venir lentement et par degrés. Si vous n’en êtes pas ému, apprenez que je manque de pain. Cette considération est-elle capable de vous toucher ? — Si c’est la forme habituelle dans laquelle vous mendiez, dit Ralph, vous avez bien étudié votre rôle ; mais, si vous voulez écouter les conseils d’un homme qui connaît un peu le monde, je vous recommanderai de prendre un ton moins élevé, ou vous courez la chance de périr d’inanition.

À ces mots, Ralph serra son poing droit avec sa main gauche, inclina la tête, appuya son menton contre sa poitrine, et contempla son interlocuteur avec un visage sombre et renfrogné. Tout indiquait en lui l’homme que rien ne peut émouvoir ni attendrir.

— Je ne suis à Londres que depuis hier, dit le vieillard jetant les yeux sur ses habits de voyage souillés de boue et sur sa chaussure usée. — Vous auriez mieux fait de n’y jamais venir, je crois. — Voilà deux jours que je vous cherche partout où j’avais des chances de vous trouver, et je commençais à désespérer de vous rencontrer.

Il paraissait attendre une réponse ; mais Ralph garda le silence.

— Je suis misérable et repoussé de tous ; j’ai près de soixante ans, et je suis sans asile et sans secours. — J’ai soixante ans aussi, répondit Ralph, et je ne suis ni sans secours ni sans asile. Travaillez, ne faites pas de discours dramatiques sur le pain qui vous manque, mais gagnez-le. — Comment ? où ? indiquez-m’en les moyens, donnez-les-moi ! — Je vous les ai donnés jadis, répliqua Ralph avec calme ; il est presque inutile de me demander si j’ai envie de recommencer. — Il y a vingt ans, vous vous le rappelez, dit le vieillard d’une voix étouffée, je vous réclamai une part dans les bénéfices d’une affaire que je vous avais procurée ; et, comme j’insistais, vous me fîtes arrêter pour un ancien prêt de dix livres, au taux de cinquante pour cent environ. — J’ai quelque idée du fait, dit Ralph avec insouciance ; eh bien ! après ? — Cette affaire ne nous brouilla pas, je me soumis, car j’étais sous les verrous, et comme vous n’étiez pas encore parvenu où vous en êtes, vous fûtes charmé de reprendre un commis qui n’était pas excessivement scrupuleux, et connaissait votre industrie. — Je cédai par bonté d’âme à vos supplications. Peut-être avais-je besoin de vous… je ne m’en souviens pas, je serais tenté de le croire ; car autrement vous m’auriez en vain sollicité ; vous étiez utile, peu honnête, peu délicat, mais utile enfin. — Oui, bien utile ! avant cet événement, vous m’aviez humilié et maltraité durant quelques années ; mais je vous avais servi fidèlement, malgré votre conduite brutale à mon égard. Est-ce vrai ?

Ralph ne répondit point.